Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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CoopCycle, un premier pas vers une économie des Communs

Face à la montée de l’insatisfaction des auto-entrepreneurs travaillant pour les  plates-formes numériques de livraison (type Deliveroo), CoopCycle développe une plate- forme numérique open source permettant aux livreurs de disposer d’une alternative  aux oligopoles existants.

Coopcycle est une plate-forme de livraison de repas à domicile en open source destinée aux livreurs qui souhaitent se réapproprier leur outil de travail. Elle est libre et gratuite pour les organisations non lucratives ou coopératives voulant faire face aux mastodontes de la foodtech tels que Deliveroo et consorts.

L’idée a surgi durant la mobilisation contre la loi Travail en 2016. À l’époque, des gens de différents milieux et de différents secteurs voulaient passer de la résistance à l’offensive, offrir une alternative concrète aux problèmes de la précarisation et de l’ubérisation du travail. Au détour d’une discussion a surgi l’idée de créer une plate-forme numérique libre avec une condition d’utilisation : créer, faire partie ou rejoindre une coopérative ou une organisation non lucrative ; le code ne pouvant être utilisé que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs. Ainsi est née l’idée de CoopCycle, mise ensuite en pratique par une vingtaine de militant-e-s s’étant soudés sur la place de la République pendant « Nuit debout ».

L’objectif est d’offrir une alternative concrète et viable aux coursiers en leur permettant de sortir de la précarité en constituant leur propre coopérative. Au-delà du seul cas des livreurs à vélo, il s’agit de créer un nouveau bien commun et de participer au développement d’une économie numérique pouvant bénéficier à tous et toutes. Nous voulons parvenir à modifier le quotidien des travailleurs en leur permettant de se réapproprier leur outil de production et donc leurs conditions de travail. La coopérative est aujourd’hui un des moyens juridiques possibles pour mettre en oeuvre d’autres critères que ceux de rentabilité en partageant des ressources pour une activité économique, productive, dans un tout autre but que le profit et l’accumulation. À plus grande échelle, l’enjeu est l’instauration d’une réelle démocratie économique dans laquelle l’exploitation ne serait pas la base de la production et où la liberté d’expression de chacun des travailleurs ne dépendrait pas de son stock d’actions dans l’entreprise.

Les plates-formes et les technologies numériques ne sont pas à l’origine de tous les problèmes économiques et sociaux que nous rencontrons. Telles qu’elles sont développées, elles ne sont qu’un prétexte, ou plutôt un levier, utilisé pour rendre possible l’hégémonie de manières de produire que nous pensions disparues après le xixe siècle : travail à la tâche, marchandage et louage d’ouvrage se substituant au salariat et aux droits sociaux qui l’encadrent. Ces plates-formes généralisent dans les conditions d’aujourd’hui un retour vers la précarité des travailleurs.

 Pourquoi l’économie du numérique est-elle différente ?

Dans l’économie de plate-forme capitaliste, personne n’est employé en tant que salarié. Les donneurs d’ordres ne feraient que mettre en relation des « agents » : restaurants et livreurs, tous deux entrepreneurs. En termes micro-économiques, Uber, Deliveroo et consorts sont en situation d’oligopsone. En d’autres termes, il y a très peu d’acheteurs de services – de livraison de repas notamment – face à une masse de vendeurs – de restaurateurs et livreurs désorganisés. Cette situation d’intermédiaire donne un pouvoir considérable aux plates-formes numériques qui leur permet de fixer les conditions de travail et les « salaires » des livreurs et restaurateurs au plus bas.

La révolution numérique permet une monopolisation croissante de nombreux secteurs d’activités ubérisés trouvant son origine dans des coûts fixes de départ élevés limitant l’entrée de concurrents potentiels tandis que les coûts marginaux de production sont décroissants ou nuls. Prenons l’exemple de Deliveroo. Au départ, l’entreprise a dû démarcher de nombreux restaurateurs pour atteindre un seuil critique permettant un assez large choix de menus. Elle a ensuite « recruté » suffisamment de livreurs pour avoir des délais de livraison les plus courts possible. Enfin, elle a déboursé des sommes considérables en campagnes de publicité afin d’attirer des consommateurs. C’est pourquoi se lancer sur le marché demande des investissements financiers considérables. Et donc un coût fixe de départ très élevé.

Une fois la notoriété acquise, les restaurateurs viennent d’eux-mêmes s’inscrire sur la plate-forme car ils y voient une opportunité de développement. Le démarchage n’est plus nécessaire. C’est la même chose pour les consommateurs, qui prennent l’habitude d’utiliser la plate-forme.

Dans ce schéma, les coûts de production diminuent à mesure que la quantité produite augmente. La première entreprise qui acquiert une position dominante sur le marché ne pourra donc jamais être mise en danger, car elle produira, de fait, à un coût inférieur à tout nouvel entrant potentiel. Dès lors, les quantités produites, la croissance de l’emploi ou des salaires, mais également le degré d’innovation, sont plus faibles que dans le capitalisme caractérisant les décennies passées. Sans intervention de l’État, la production de ces biens s’effectuera donc dans un environnement accroissant le biais de rapport de force en faveur du monopolisateur des fonds avancés, des informations et des décisions, donc ici de l’employeur, et au détriment des droits des travailleurs.

Que faire ?

Face aux GAFA ou au capitalisme de plateforme se développe depuis quelques années l’idée d’une économie dite basée sur les communs où la collaboration, l’absence ou la limitation des hiérarchies formelles, et l’association libre (basée sur la simple liberté d’association) tentent de se faire un espace. Cela ouvre une voie possible à la mise en oeuvre d’autres critères de l’activité économique, éventuellement.

Pourtant, les différentes tentatives, comme l’économie basée sur l’absence de propriété intellectuelle, l’économie du libre, ne proposent pas de modèle économique viable qui permettent la rémunération et la prise en compte de la valeur produite par ces travailleurs. Le libre, au contraire, fournit du travail gratuit aux GAFA, avec comme perspective un taux d’exploitation infini. Les multinationales du numérique captent finalement la valeur créée par une force de travail « gratuitement dépensée » à l’origine de la production de ces logiciels libres. Il n’y a aucune qualification et reconnaissance du travail dans une économie des communs basée sur le libre.

Nous pensons qu’il est indispensable de penser les institutions qui peuvent encadrer le développement d’une économie viable ne visant pas le profit (caisse d’investissement destinée à financer des coopératives par exemple). Sans cela nous nous condamnons à une place minoritaire et à rester la réserve de travail gratuit d’un mode de production capitaliste en crise.

Les initiatives locales et minoritaires comme la nôtre doivent nous faire penser les conditions de possibilité macro-économiques de la pérennité d’une économie qui s’émanciperait de la rentabilité capitaliste, c’est-à-dire d’une économie où les décisions seraient prises par les travailleurs et les citoyens, en se fondant sur d’autres critères que le taux de profit. C’est-à-dire la construction d’institutions qui rendrait notre milieu pérenne.

Face à la nouvelle vague libérale que nous connaissons dans sa forme politique (casse du droit du travail) ou économique (monopolisation et précarisation) qui trouve son apogée dans l’élection de notre président à la tête de notre « start-up nation » et la fabuleuse proposition de notre ministre du Numérique de développer ce qu’il appelle l’« État plate-forme », nous pourrions nous demander s’il ne serait pas plus utile de créer un « service public du numérique » ainsi qu’une protection des activités basées sur le numérique dont les rendements croissants ouvrent la voie à un monopole, comme cela est évoqué plus haut.

Depuis les années 1980, sous prétexte de manque de financements et de compétitivité, l’État oriente de plus en plus étroitement son action vers le soutien aux profits privés, au détriment des services publics. Toutefois notre démarche prouve que cet argument financier ne tient pas dans l’économie numérique. Nous, une dizaine de militants, pouvons développer sur notre temps libre une plate-forme numérique équivalente à celle de géants de la foodtech. Une fois ce coût fixe de développement assumé, la collectivité pourrait porter ce nouveau service public, cette plate-forme coopérative, et la proposer à leurs citoyens « ubérisés » pour des frais mineurs de maintenance, de gestion, et de visibilisation.

La possibilité de partage de ce service qu’une collectivité locale, une mairie par exemple, proposerait comme service public à toutes les mairies de France le souhaitant, tout comme à des collectivités étrangères, implique que l’argument de l’État en faillite ne tient plus si ce n’est pour soutenir l’idéologie nécessaire à la domination du capital sur le travail. De plus, les géants du numérique ont des politiques d’évitement fiscal qui ne pourra induire qu’une hausse des ressources publiques lors de leur remplacement. Nous n’avons pas à attendre l’État.

Contrairement au Conseil d’État, qui propose d’accompagner l’ubérisation et de déléguer une mission de services publics à des plates-formes multinationales capitalistes, nous devons soutenir l’idée d’une préservation des appels d’offres publics à nos initiatives non lucratives basées sur la libre association et la gestion démocratique des outils de production par les travailleurs au sein des coopératives.

La question concrète qui se pose à nous (CoopCycle) n’est donc pas seulement de trouver un modèle micro-économique (business model) viable, mais également d’assurer une rémunération, une reconnaissance et une visibilité de la valeur produite dans ce que nous considérons être l’économie des Communs. Une valeur produite revenant de droit aux travailleurs et non à cette nouvelle captation rentière du capital.

Notre démarche a donc vocation à interroger aussi les structures macro-économiques pour assurer la pérennité des coopératives locales et ces réflexions ne sont pas spécifiques à CoopCycle. Elles s’interrogent plus largement sur l’encadrement macro-économique comme condition de possibilité de ce qui est appelé, assez vaguement, l’économie des communs, et les outils politiques adéquats pour en faire un réel « mode de production » alternatif.

Nous avons quelques idées…

Nous appelons donc les élus à déclarer leur ville zone anti ubérisation et de soutenir et proposer les initiatives qui permettront à leurs citoyens (restaurateurs et livreurs) de ne pas avoir à subir des conditions de travail dictées par des plates-formes dont nous pouvons techniquement nous passer. Dans l’histoire, l’État et les services publics se sont longtemps substitués à l’économie de marché pour faire face à ses défaillances. Ainsi, les télécommunications, les transports, la santé où l’éducation ont été soutenus, voire portés, par la puissance publique au moins après une première phase de développement.

Nous appelons également à soutenir une licence cadrant un droit de possession Commun portant sur les outils de production et sur le produit de leur utilisation (leur chiffre d’affaires). Cette licence discriminerait en fonction de la lucrativité de l’entité productive souhaitant accéder à une ressource produite par du travail dit alors « Commun », comme notre plate-forme, payante pour les entreprises privées et gratuite pour les coopératives détenues par leurs travailleurs ou les « citoyens ». Cette valeur mise en commun viendrait fournir des caisses de salaire et de financement (au même titre que les caisses de Sécurité sociale actuelles) qui pourraient rémunérer et investir dans d’autres activités du Commun afin de penser leur développement et pas uniquement leur survie. En instituant des caisses de salaire sur une base mutualiste de la valeur de l’ensemble de ces initiatives coopératives rémunérant le travail au sein de l’économie des Communs, nous pourrions ainsi concrètement étendre la sphère de ce qui est considéré comme travail. Autrement dit, remplacer la logique marchande par un débat démocratique sur la répartition de la valeur ajoutée entre travailleurs, citoyens, et collectivité en se passant du pouvoir décisionnaire du capital lucratif (ainsi que de son coût) sur ce qui est ou n’est pas travail. La création des caisses d’investissement sur ce même principe mutualiste permettait d’expérimenter concrètement ce pôle public d’investissement dont beaucoup parlent afin de décider démocratiquement de ce qui doit être financé sur d’autres critères que ceux de l’accumulation du capital.

Nous proposons ainsi, plus qu’une initiative locale, un outil politique et un outil d’expérimentation qui s’attaque aux barrières institutionnelles à la possibilité d’une production alternative. Nous ne voulons pas seulement proposer une solution de soustraction locale du marché capitaliste. Nous nous sommes assez soustraits, notre travail est assez invisibilisé par les structures capitalistes, nous devons repasser à l’offensive. 

Le partage des informations, base d’un dépassement de l’économie de marchés

 
Parti du mouvement des coursiers travaillant pour Deliveroo ou les autres plates-formes du
Foodtech, et destiné à répondre à leurs revendications, le projet CoopCycle constitue une critique en actes de l’utilisation des technologies informationnelles pour étendre l’emprise des rapports de domination caractéristiques du capitalisme.
 
Cette expérience s’inscrit dans un vaste mouvement que Paul Boccara évoque en ces termes : « On veut nous emprisonner dans les anciennes façons de penser. Il n’y a pas que le marché et l’État1 […]. Il y a un troisième terme, dépassant le marché et l’État : la mutualisation et le partage.Par exemple, la Sécurité sociale, ce n’est plus du marché et ce n’est pas étatiste. Elle n’est ni marché, ni État […]. Marx parlait de « travailleurs associés ». Fourier parlait déjà de transformer les salariés en « associés ». Cette association, cette mutualisation, ce partage généralisé, ce n’est plus seulement ce qu’a commencé à ébaucher la Sécurité sociale. Avec la révolution informationnelle, cela peut devenir la règle. […]
 
Ce qui tend à prédominer, y compris pour la production matérielle, ce sont les informations
objectives et symbolisées. C’est la recherche-développement dans la production mais aussi la formation pour le travail, les « données » et l’accès aux données, avec en outre la progression explosive des services. […]
 
Le concept de « partage » de l’information révèle l’opposition entre les nouvelles tendances et l’échange sur le marché. Il rend compte aussi de l’exacerbation du marché, par la concurrence entre groupes multinationaux […]. Il va bien au-delà du concept d’« externalité positive » des dépenses de recherche de l’entreprise, bénéficiant à l’extérieur de l’entreprise, et justifiant  le soutien traditionnel de l’État. Il va aussi au-delà du concept d’« économie d’échelle », justifiant la concentration, ou encore de celui de « coût de reproduction négligeable », justifiant les surprofits par la conquête des marchés. Le partage se relie aux concepts de bien non rival et de bien non exclusif. Mais il ne se limite pas à certains biens plus ou moins classiques, en concernant les caractères grandissants de toute la production dans les conditions de la révolution informationnelle. »2
 
1. Paul Boccara, Transformations et crise du capitalisme mondialisé, quelle alternative ?, Le Temps des Cerises,
2e éditions actualisée, 2009, Paris, p. 45.
2. Paul Boccara, op. cit., p. 142

 

 CoopCycle lance un cycle de conférences sur les questions que notre démarche soulève :

• Comment construire un service public du numérique face au capitalisme de plates-formes ?

• Comment réinventer un statut du travailleur dans ce nouveau cadre ?

• Comment mettre en place un protectionnisme de ces activités coopératives, telles que CoopCycle, face au dumping social et fiscal des grandes multinationales recourant au salariat déguisé ?

• Quel type de licence nous permettrait d’identifier et de discriminer les entreprises lucratives et ainsi réserver la plate-forme aux coopératives appartenant aux travailleurs ?

• Comment relancer un mouvement de mutualisation de la valeur commune des coopératives locales afin de développer d’autres initiatives sans profits ni patrons ?

La première a eu lieu à la Bourse du travail de Paris, salle Ambroise Croizat en présence de représentants de coopératives (SMART, Coopaname), de syndicats (SUD, CGT, CLAP), de partis de gauche (PCF, FI) et d’universitaires (Bernard Friot).

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