Dans le premier volume de son ouvrage Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital, Paul Boccara étudie systématiquement les différentes explications des crises économiques qui se sont affrontées dans l’histoire de la pensée économique, des classiques du début du XIXe siècle à nos jours. Il prend pour fil conducteur l’opposition entre les théories qui expliquent les crises, de façon « unilatérale » par l’insuffisance de la consommation, et celles qui les expliquent, de façon tout aussi unilatérale, par son excès. « Les théories surconsommationnistes se réfèrent à l’excès des consommations, qu’il s’agisse de l’excès des revenus salariaux contre le profit ou qu’il s’agisse de l’excès de consommation, tous revenus confondus, contre l’investissement, écrit Paul Boccara. Elles ont en outre leurs correspondances dans les théories de la sous-épargne ou d’insuffisance d’épargne, contre l’investissement, insistant sur les dimensions monétaires du processus, comme notamment le rôle du crédit. Les théories sous-consommationnistes se réfèrent à l’insuffisance des consommations, et donc de la demande des produits résultant de la mise en œuvre des capitaux accumulés, qu’il s’agisse des consommations salariales ou de l’ensemble des consommations. Elles ont également leurs correspondances dans les théories de la surépargne ou de l’excès d’épargne contre la consommation et la demande, renvoyant également aux dimensions monétaires de l’analyse de la suraccumulation. » Dans cette grille de lecture, les travaux économiques de Lénine constituent un effort remarquable pour dépasser ces oppositions sous la forme d’une théorie « dualiste », cherchant à s’appuyer sur les éléments de synthèse indiqués par Marx, notamment dans le livre III du Capital, qui ouvriront la voie à de nouveaux développements au xx siècle. Nous publions dans les pages suivantes des extraits du chapitre consacré à l’analyse des crises par Lénine dans l’ouvrage de Paul Boccara.
La théorie de l’accumulation ou des crises par Vladimir Ilitch Lénine : une théorie dualiste
Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, s’attache aux analyses se réclamant de Marx sur l’accumulation du capital. Son analyse des conditions de l’accumulation de type dualiste débouche évidemment sur celles des limites et des excès de l’accumulation. S’il ne traite pas précisément de ces limites, il introduit à un dépassement des analyses unilatérales traditionnelles de la suraccumulation auxquelles il se confronte.
Le principal problème concret étudié dans les premiers travaux économiques de Lénine – au-delà de celui des crises – est celui du développement du capitalisme, dans un pays arriéré comme la Russie tsariste, avec d’ailleurs la préoccupation des voies que ce développement économique offre au mouvement révolutionnaire russe.
Déjà, les économistes russes dits « populistes »1 comme V. Vorontsov et N. Danielson adoptent, vers 1880-1895, à propos de l’accumulation capitaliste et de ses limites, un point de vue lié étroitement aux analyses sous-consommationnistes.
Leur théorie se rattache plus exactement à celle de Sismondi, malgré une certaine influence des conceptions marxistes sur Danielson notamment. Les populistes peuvent ainsi écarter la voie capitaliste du développement
en Russie et prôner un développement nouveau conforme aux traditions de la Communauté agraire. En raison de l’impossibilité alléguée de la réalisation intérieure du profit ou de la plus-value et de l’accaparement des marchés extérieurs (censés fournir la seule solution pratique) par les pays capitalistes avancés, cette voie capitaliste est considérée comme soit impossible, soit catastrophique, conduisant le pays à la misère et à la décadence.
Cette vision unilatérale du développement du capitalisme en Russie va susciter une critique vigoureuse des marxistes russes. Ceux-ci insistent notamment sur la possibilité d’appliquer à la Russie arriérée, encore largement agraire et même non capitaliste, la théorie de Marx de l’accumulation du capital, élaborée à partir de la situation de l’Europe occidentale, en raison du développement du capitalisme. Cependant, cette critique va manifester elle-même des excès unilatéraux. En particulier, ceux que l’on appellera plus tard les marxistes « légaux2 », comme Tougan-Baranowsky dans son étude déjà examinée sur les crises industrielles en Angleterre, veulent nier totalement les limites posées par la consommation (personnelle) en économie capitaliste. L’attitude de Vladimir Ilitch Lénine – qui fait alors ses premières armes théoriques – se caractérise par un effort progressif pour affirmer un point de vue dualiste de la conception dialectique issue de Marx. Dès le départ, il tend à critiquer les excès anti sous-consommationnistes de certains marxistes, comme G. Krassine. Si, par ailleurs, sa propre critique des positions populistes et de leur inspirateur avoué Sismondi est, au début, quelque peu sous l’influence d’un marxiste « légal » comme Tougan-Baranowsky, il va se dégager rapidement de cette influence. Il va aussi critiquer Tougan-Baranowsky et affirmer nettement une position au moins dualiste concernant l’accumulation et sa réalisation en économie capitaliste, voire plus précisément les crises. […]
Lénine va lui aussi développer sa critique des populistes et de la sous-consommation en remontant aux conceptions de Sismondi. Dans son ouvrage de 1897, Pour caractériser le romantisme économique (Sismondi et nos sismondistes nationaux), (Éditions en langues étrangères, Moscou, 1954), Lénine, tout en critiquant les erreurs de Sismondi et des populistes, tend à être influencé, dans une certaine mesure, par Tougan-Baranowsky et sa réfutation unilatérale de la thèse sous-consommationniste des crises.
Lénine fait certes dans cet ouvrage une critique largement justifiée du point de vue sous-consommationniste de Sismondi.
Celui-ci considérait, d’ailleurs, non seulement le problème des crises, mais, en même temps, celui du développement du capitalisme aux dépens de la petite production patriarcale. Lénine critique la tendance à insister sur le resserrement du marché intérieur3.Il rappelle que le développement du capitalisme crée le marché intérieur.
D’une façon générale, Lénine souligne la tendance de Sismondi à réduire la réalisation à la consommation personnelle, la négligence de la consommation dite productive, c’est-à-dire la consommation des moyens de production (Ibidem, p. 23), ainsi que celle de la part des moyens de production, consommés dans la production annuelle (Ibidem, p. 14-19).
Il affirme, en conséquence, en considérant cette fois les crises elles-mêmes, la fausseté de l’explication des crises par l’impossibilité de la réalisation du produit (en particulier de la plus-value) par la consommation des ouvriers et des capitalistes (Ibidem, p. 20 et 38).
« C’est ce défaut de proportion entre la production et la consommation que Sismondi considérait comme la cause fondamentale des crises ; et il mettait au premier plan la consommation insuffisante de la masse du peuple, des ouvriers. Aussi, la théorie des crises de Sismondi […] est-elle dans la science économique un spécimen des théories qui attribuent la crise à la sous-consommation. » (Ibidem, p. 25.)
Lénine donne un exposé « des plus succincts » de la solution marxiste de la réalisation par les ventes concernant l’échange des moyens de production contre des objets de consommation, permettant de réaliser la plus-value et le salaire de la section I contre le capital constant des moyens de production utilisés par la section II de production des moyens de consommation, ainsi que l’échange à l’intérieur de la section I permettant de réaliser le capital constant de cette section (Ibidem, p. 29). Dans ces conditions, les moyens de production sont échangés éventuellement contre des objets de consommation, en raison des « deux formes totalement différentes du produit social » (Ibidem, p. 28).
Mais, d’un autre côté, malgré ses réserves concernant l’adoption du point de vue de Smith par Ricardo, Lénine tient à prendre ici parti, de façon unilatérale, pour Ricardo contre Sismondi, à propos des crises et donc de la suraccumulation. « Sismondi, affirme-t-il, n’a absolument rien compris à l’accumulation capitaliste, dans la vive polémique qu’il avait engagée sur cette question avec Ricardo, la vérité s’est trouvée être, en somme, du côté de ce dernier. Ricardo affirmait que la production crée elle-même son marché, alors que Sismondi le niait et fondait sur cette négation sa théorie des crises […].
Effectivement, la production crée elle-même son marché. » (Ibidem, p. 30.) En réalité, comme Lénine le reconnaîtra par la suite, la production ne crée elle-même son propre marché que jusqu’à un certain point. En outre, Sismondi a une position moralisatrice ou pour parler comme Lénine, sentimentale et romantique. Il « fait la leçon » au capitalisme en lui reprochant d’oublier la consommation. Il ne voit pas la nécessité objective de cette contradiction de la production et de la consommation (personnelle) dans le cadre du capitalisme, pas plus que son caractère progressif, exprimant le progrès des forces productives matérielles.
Aussi Lénine, rappelant que Sismondi parle de l’erreur de ceux qui excitent à une production illimitée (Ibidem, p. 21), remarque : « Ce développement des forces productives de la société sans un développement correspondant de la consommation est certes une contradiction, mais une contradiction qui s’observe dans la réalité, découle de la nature même du capitalisme et qu’on ne saurait esquiver en recourant à des phrases sentimentales. » (Ibidem, p. 36.)
Lénine rappelle que Sismondi déclare que « la jouissance est le seul but de l’accumulation », que « la consommation détermine une reproduction » (Ibidem, p. 21) et qu’il souligne les calamités qui résultent de l’attitude qui consiste à prendre les moyens comme fin et à anticiper la demande par la production. Il évoque le jugement analogue de N. Danielson soulignant « le but de toute production ». Il conclut : « Ces deux auteurs […] font preuve d’une incompréhension totale de la nature de l’accumulation capitaliste » (Ibidem, p. 33).
Effectivement, Sismondi et Danielson posent le but « consommation » de toute production et lui opposent l’erreur « funeste » des capitalistes, au lieu de voir que l’accumulation capitaliste ne peut avoir pour but motivant la consommation et que ses buts spécifiques, le profit et l’accumulation, déterminent, selon Lénine, son caractère progressif par rapport à la petite production.
Néanmoins, ce faisant, Sismondi, contrairement à Say et Ricardo, voit qu’on ne peut faire abstraction des limites posées par la consommation personnelle, bien qu’il les érige en une barrière absolue et permanente. Comme Lénine le reconnaîtra par la suite, en reprenant les textes du livre III du Capital, si le but déterminant de la production capitaliste n’est pas la consommation (personnelle, non productive), en fin de compte, les moyens de production débouchent sur la production d’objets de consommation et, en dernière analyse, l’accumulation rencontre donc aussi les limites de la consommation des masses.
Au contraire, Say et Ricardo, s’attachant en fait au caractère objectif de « la production pour la production » capitaliste, insistent sur le fait que la contradiction entre production et consommation est sans cesse surmontée, au lieu de voir comment le mouvement qui surmonte la contradiction approfondit en même temps ses potentialités, développe le caractère antagonique de l’accumulation capitaliste jusqu’à la rupture. Ils nient avec les limites de la réalisation et de la consommation, la surproduction capitaliste elle-même. Lénine insiste sur le rôle du capital constant ou des moyens matériels de production dans la réalisation, qui est de permettre de dépasser la contradiction entre production et consommation personnelle. Il souligne que Ricardo comme Sismondi négligent le capital constant des moyens matériels de production, sous l’influence d’Adam Smith. Toutefois, le capital constant ne permet pas seulement de surmonter la contradiction, il l’approfondit en développant l’antagonisme interne du capital. Or Sismondi se réfère, à sa façon bien sûr, à cette conséquence de l’accroissement du capital dit constant. Il met le doigt, en fait et indirectement, sur le rôle crucial de l’élévation de la composition organique du capital, entre moyens matériels et travail salarié, élévation approfondissant la contradiction interne entre travail passé accumulé et travail vivant productif. Il le fait bien sûr de façon unilatérale, en ne considérant que la relation d’une telle élévation (sous l’effet de la concurrence sur le marché) avec les limites de la réalisation par l’intermédiaire des limites de la consommation ouvrière, au lieu de voir l’aspect production de profit de la question. […]
Pourtant, dans son fond, la position critique de Sismondi met en relief (bien que de façon unilatérale) l’optimisme apologétique de Say et Ricardo, niant le rôle des limites de la consommation. Si la production détermine la consommation, c’est jusqu’à un certain point, contrairement à l’inversion de la position de Sismondi par Say.
C’est dans cette critique par Sismondi des conceptions communes de Say et de Ricardo que Marx voyait le mérite éclatant de Sismondi. Aussi Lénine doit citer le jugement de Marx sur la supériorité spécifique de l’analyse de Sismondi. Il rappelle que dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx affirme : « Si, avec Ricardo […] l’économie politique tire sans crainte ses dernières conséquences et s’achève ainsi, Sismondi parachève cet achèvement en ce qu’il représente les doutes qu’elle a d’elle-même […] Ainsi, commente Lénine, pour l’auteur de La Critique, le rôle de Sismondi se ramène à ceci qu’il a soulevé la question des contradictions du capitalisme et de la sorte posé à l’analyse un nouveau problème à résoudre. » (Ibidem, p. 82.)
En fait, au coeur de la position de ce problème se trouve la thèse selon laquelle la production ne suffit pas à créer à elle-même son propre débouché.
Au centre des « hypocrites apologies » du capitalisme des économistes selon Marx, se trouve, précisément, la fameuse loi des débouchés de J.-B. Say, adoptée par Ricardo, selon laquelle la production créant elle-même son débouché, la surproduction générale est impossible4. Pour cette soidisant loi, Marx n’a pas de mots assez durs dans La Contribution à la critique comme dans Le Capital. C’est sur cette question des débouchés que Sismondi a engagé une vive polémique contre Ricardo, Mac Culloch et Say qu’évoque Lénine. […]
C’est dans la première partie de son grand ouvrage de 1899, Le Développement du capitalisme en Russie, que Lénine va affirmer, de façon particulièrement nette, le caractère dualiste, sinon dialectique, de la théorie de la réalisation de Marx du point de vue du problème du marché intérieur. Il évoque l’accroissement de la production capitaliste et du marché intérieur plus rapide sous la forme de moyens de production que sous celle d’objets de consommation, en raison de la loi générale de la production capitaliste selon laquelle le capital constant s’accroît avec plus de rapidité que le capital variable. Mais il souligne l’indépendance seulement « jusqu’à un certain point » vis-à-vis de la consommation individuelle de l’extension du marché, dépendant en dernière analyse de la consommation personnelle (Le Développement du capitalisme en Russie).
« Ainsi, l’extension du marché intérieur pour le capitalisme est jusqu’à un certain point ‘‘indépendante’’ de l’accroissement de la consommation individuelle, étant due plutôt à la consommation productive. Ce serait cependant une erreur que de concevoir cette ‘‘indépendance’’ en ce sens que la consommation productive est complètement séparée de la consommation individuelle ; la première peut et doit être plus rapide que la seconde (c’est à cela que se borne son ‘‘indépendance’’), mais il va de soi qu’en dernière analyse la consommation productive reste toujours rattachée à la consommation individuelle. » (Ibidem, p. 36-37.)
Il poursuit : « Le fait que la production (et, par suite, le marché intérieur) se développe surtout dans le domaine des moyens de production semble paradoxal et constitue, sans aucun doute, une contradiction. C’est une véritable “production pour la production”, une extension de la production sans une extension correspondante de la consommation. Mais c’est là une contradiction non de la doctrine mais de la vie réelle ; c’est là précisément une contradiction qui correspond à la nature même du capitalisme […]. Entre la tendance illimitée à élargir la production, tendance propre au capitalisme, et la consommation limitée des masses populaires (limitée en raison de leurs conditions de prolétaires), il existe une contradiction indubitable. » (Ibidem, p. 38-39.)
Après avoir cité différents passages typiques du Capital, Lénine déclare : « Toutes ces thèses constatent la contradiction indiquée entre la tendance illimitée à étendre la production et la consommation limitée, et rien de plus. Il n’y a rien de plus absurde que de déduire de ces passages du Capital que Marx soi-disant n’admettait pas la possibilité de réaliser la plusvalue dans la société capitaliste, qu’il expliquait les crises par la sous-consommation, etc. Dans son analyse de la réalisation Marx a montré qu’en fin de compte la circulation entre capital constant et capital variable est limitée par la consommation individuelle ; mais la même analyse dénote aussi le vrai caractère de cette ‘‘limitation’’ ; elle montre que les objets de consommation jouent dans la formation du marché intérieur un rôle moins important que les moyens de production. » (Ibidem, p. 40-41.)
Enfin, Lénine souligne de nouveau, en note, l’erreur, selon lui, de Tougan-Baranowsky, alléguant en 1898 une contradiction entre les livres II et III du Capital. Il critiquera de la même façon, « le révisionniste » Edouard Bernstein qui n’a pas manqué l’occasion de déceler une « contradiction » invalidant la cohérence de la théorie de Marx.
À propos du passage du livre III du Capital de Marx sur « la raison dernière de toutes les crises véritables […] la consommation limitée des masses », qui contredirait la critique de l’explication des « crises par la sous-consommation », Lénine, dans une note de la 2e édition de son ouvrage de 1908, affirme la validité de deux explications contradictoires des crises, à l’opposé d’une explication unilatérale. Il déclare ainsi : « C’est ce passage que citait le fameux (fameux à la façon d’Erostrate) Éd. Bernstein dans ses Prémisses du socialisme (Die Voraussetzungen, etc., Stuttg., 1899, p. 67). Bien entendu, notre opportuniste qui tourne le dos au marxisme […] s’empresse de déclarer que c’est là une contradiction dans la théorie des crises de Marx. » (Ibidem, p. 40.)
Il avait déjà précisé, évoquant la contradiction entre l’extension du marché par la croissance des moyens de production « jusqu’à un certain point indépendant de l’accroissement de la consommation » et les limites « en dernière analyse » liées à la consommation : « C’est là une contradiction non de la doctrine mais de la vie réelle » (Ibidem, p. 26-39). Ce qu’affirme ici Lénine, d’une façon générale, c’est le point de vue non unilatéral et dialectique de Marx, contre Tougan-Baranowsky ou Bernstein, qui ne peuvent comprendre comment la dialectique du mouvement réel tend à être analysée dans la théorie du Capital. Bien sûr, l’état d’inachèvement de celui-ci facilite l’opposition des différents éléments de son analyse qui ne sont pas toujours explicitement reliés entre eux. D’où le prétendu dilemme – ou explication sousconsommationniste (unilatérale) – ou pas d’explication du tout par la sous-consommation. On comprend que, dans ces conditions, si beaucoup des disciples de Marx acceptent en principe les contradictions de la réalité économique phénoménale, au niveau de l’explication des crises, ils ne veulent voir qu’une seule cause. Soulignons, par ailleurs, que Lénine ne fournit pas une analyse d’un processus d’ensemble des crises reliant expressément les deux aspects des analyses de tendance unilatérale, dont il se contente d’affirmer le dualisme contradictoire correspondant à la réalité objective.
Il convient de rappeler que non seulement avant Marx mais après lui, chez les non-marxistes comme chez les marxistes, les tendances à l’explication unilatérale vont dominer. Et même les efforts de dépassements seront en règle générale insuffisants, dualistes dans les meilleurs cas. On peut néanmoins comparer la position à laquelle aboutit Lénine aux conceptions ultérieures unilatérales comme celles typiquement sous-consommationnistes, par exemple, d’une disciple de Marx comme Rosa Luxemburg pour ne pas parler d’autres théoriciens. C’est l’affirmation tranchée très nette du point de vue dualiste, sinon dialectique, par Lénine, dans Le Développement du capitalisme en Russie, qui peut mettre sur la voie de l’interprétation dialectique de la théorie marxiste de la suraccumulation.
Cependant, l’objet de Lénine n’est pas ici directement la théorie de la suraccumulation, ni le problème concret des crises. Son objet reste centré sur le développement du capitalisme en Russie. Et même, il ne considère à l’intérieur de ce développement, que la question de la formation du marché intérieur (préface à la 1re édition, Ibidem, p. 5). Si l’essentiel de son important ouvrage est une étude concrète fondée sur un très riche matériel statistique, l’introduction théorique ne concerne que le problème de la réalisation, du point de vue de la formation du marché intérieur pour le développement du capitalisme, ainsi que la réfutation des erreurs des économistes populistes ou de Tougan-Baranowsky sur cette question. Aussi, tout en affirmant un point de vue de type dialectique dans la théorie de la réalisation (contre les populistes, les « marxistes légaux » et les « révisionnistes ») – point de vue qui serait au centre de la théorie de la suraccumulation du capital – Lénine n’analyse pas le processus de la suraccumulation lui-même.
Dans son exposé sur la réalisation, il met l’accent sur la critique des erreurs de Smith par Marx, concernant le rôle du capital constant ou des moyens matériels de production. Il insiste sur le fait que les économistes populistes « ramènent tout le problème de la réalisation du produit à la réalisation de la plus-value, s’imaginant sans doute que la réalisation du capital constant n’offre pas de difficulté » (Ibidem, p. 24).
Or, affirme-t-il, de façon suggestive pour la théorie de la suraccumulation : « La difficulté en expliquant la réalisation c’est d’expliquer précisément la réalisation du capital constant […]. Si le produit qui compense la partie constante du capital consiste en objets de consommation […] il faut qu’il y ait échange entre la subdivision de la production sociale qui fabrique les moyens de production et celle qui fabrique les objets de consommation. C’est là justement toute la difficulté que nos économistes ne remarquent pas. » (Ibidem, p. 24.)
Néanmoins, encore une fois, son objet central n’est pas d’étudier comment surgissent périodiquement des limites à la réalisation du capital dans les crises et comment elles sont surmontées de façon précaire. Son but est de montrer comment la réalisation du capital constant ou des moyens de production est possible en règle générale et en particulier au cours du processus du développement du capitalisme à l’intérieur d’un pays arriéré comme la Russie, processus certes entrecoupé de crises et approfondissant les contradictions du capitalisme.
Il est révélateur qu’utilisant le texte clef du chapitre sur la suraccumulation du livre III du Capital, concernant les limites des conditions de la production et des conditions de la réalisation, Lénine ne se réfère qu’à la partie concernant les conditions de réalisation, laissant volontairement de côté l’analyse que Marx y fait des limites de la production même de la plus-value (Ibidem, p. 39).
Cependant, même dans le cadre de son objet théorique central limité, indirectement la position non unilatérale de l’explication de l’accumulation et de la suraccumulation, est indiquée. Et il doit évoquer expressément les questions des crises et de la surproduction générale.
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