Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Lutter et s’organiser face aux marchés financiers pour que la BCE finance les services publics et l’emploi

Les 10 et 11 novembre derniers, le PCF et le PGE (Parti de la gauche européenne) ont organisé un forum européen à Marseille. Objectif de ce forum, rassembler sans a priori ni exclusive des militants issus de forces et de partis de gauche, des syndicalistes et des citoyens engagés sur le plan associatif, sur un point essentiel : le besoin de changer l’Europe avant qu’il ne soit trop tard.

Dans ce contexte, Frédéric Boccara a prononcé une intervention sur un des leviers de l’alternative et la bataille politique et sociale à mener pour réorienter la BCE au service de l’emploi et des services publics en Europe. Nous vous proposons in extenso cette intervention.

Je vais parler de la question de l’alternative et de la bataille à mener pour imposer notre propre « agenda ». Un autre agenda que l’agenda néolibéral.

Il s’agit de chercher à déboucher ensemble sur des thèmes unifiant et une perspective d’action pour du concret et des initiatives.

Une réorientation radicale de la BCE est indispensable, comme le dit une tribune publiée par le quotidien français Le Monde, jeudi dernier [9 novembre 2017], et que j’ai signée avec mes amis Denis Durand et Yves Dimicoli.

Cette réorientation est possible, à partir d’une proposition que je vais présenter ici, d’un Fonds européen pour développer les services publics, la protection sociale et l’emploi. Et en s’appuyant sur un mot d’ordre comme : « Les euros des Européens, créés par la BCE, doivent appuyer l’emploi, les services publics, la protection sociale et l’écologie. »

Le raisonnement de fond :

1. L’économique, le social et l’environnemental sont étroitement liés, c’est cela un véritable nouveau mode de production.

2. En conséquence la monnaie et la finance sont décisifs.

3. Tout particulièrement la bataille fondamentale sur la BCE pour changer son couplage avec les banques et avec les grandes multinationales.

4. C’est une question politique. Une question de pouvoirs et une question de sens.

5. Je propose d’avancer vers une vraie bataille pour la création d’un Fonds européen pour l’emploi et les services publics, y compris la protection sociale, démocratique et alimenté par la BCE.

La séparation Économie/Social, jusque dans la production et – surtout – la séparation entre finance et emploi doit être mise en cause. C’est une mise en cause radicale de la construction européenne actuelle. Nous ne pouvons pas accepter une prétendue « Europe sociale » à côté d’une « Europe économique, monétaire et financière ». Cela n’a pas de sens. C’est ce qui est sous-jacent aux interventions de Gaby Simmer (de Die Linke), mais aussi de Paolo Ferrero (Rifondazzione) ou de Kostas, le camarade syndicaliste grec de Belgique.

Pas possible de couper ainsi les choses. D’ailleurs les dominants, « eux », font la relation entre l’économique et le social, mais en dominant le social par la concurrence et la finance.

Tout particulièrement 2 exemples :

– Premier exemple : les travailleurs détachés. Le problème majeur, c’est le dumping social, par la concurrence aux cotisations sociales les plus basses, contre celles du pays d’accueil. Cela fragilise à la fois la condition des travailleurs sur place, évincés par cette concurrence, et cela fragilise les systèmes de protection sociale des pays d’accueil.

– Deuxième exemple, la BCE ! Elle agit. Elle crée des milliards d’euros, et les utilise. Cela commence à être bien connu. Elle les utilise, certes pour combler quelques trous du système, mais essentiellement contre l’emploi, contre les services publics.

Par quel mécanisme ?

1. Son discours : elle prétend que l’argent et la production, ce serait quelque chose de séparé du social et de l’emploi ! Séparé aussi de l’écologie. Quelle folie !!

2. Les idées : la BCE prétend ne pas s’intéresser à la façon dont son argent est utilisé – c’est exactement la « théorie quantitative de la monnaie » de Milton Friedman (mais aussi du prix Nobel américain d’économie Robert Mundell).

Or quand la BCE prétend ne pas s’intéresser à la façon dont son argent est utilisé, cela veut dire que cet argent sert à faire du profit : spéculation, finance, fusions acquisitions contre l’emploi et pour verser un max de dividendes aux actionnaires (comme par exemple la fusion en cours Alstom/Siemens) ; l’argent créé par la BCE va parfois à l’investissement… mais un investissement accompagné de licenciements. L’argent de la BCE est emprunté ou empoché par les banques et grandes multinationales pour délocaliser, sortir les capitaux, aussi bien vers les paradis fiscaux que vers les places financières spéculatives, ou pour consolider le dollar et sa domination.

3. Bref, la BCE agit avec son argent : elle injecte des milliards de liquidités, chaque mois, voire chaque jour :

– Elle fournit, actuellement, 769 Md€ aux banques, pour les refinancer.

– Elle rachète sur les marchés des titres de dettes. Cela représente 2 178 Md€. Ce second levier, c’est son fameux Quantitative easing (facilitation quantitative).

Et tout cela à un très faible taux, parfois même à un taux négatif.

– Mais sans conditions sociales, écologiques et productives sur l’utilisation de l’argent confié aux banques, sans appuyer le développement des services publics par les États nationaux, ni la protection sociale ! Ni l’emploi.

Trois cibles et trois exigences immédiates et fondamentales :

– Niveau de protection sociale.

– Les services publics (Enseignement/Formation/Recherche/Hôpital et Santé/Écologie, etc.).

– L’Emploi doit être mis au cœur de l’économie, pas « coupé ». L’emploi, c’est-à-dire son développement quantitatif et qualitatif (des salaires aux qualifications, mais aussi la sécurité de l’emploi, les embauches, etc.).

Cette Europe est effectivement une Europe de la finance, du « capital ». Il ne suffit pas que nous le disions. Il faut inverser sa logique et non pas créer des ghettos sur le social, voire ajouter 2 ou 3 chocolats ou « soupirs » sur l’emploi, ou obtenir des concessions verbales. Il nous faut porter la bataille sociale (au sens large), productive et écologique, sur les moyens économiques au service de normes sociales et d’objectifs sociaux à la hauteur des défis. Ces défis sont ceux de cette Europe qui se déchire, qui brûle et qui alimente le feu mortel de la finance !

La BCE est pivot. C’est un enjeu majeur. Elle est là, nous ne pouvons pas l’ignorer, nous ne pouvons ignorer ce qu’elle fait et ses responsabilités. Il nous appartient d’éclairer son rôle et de dire ce qu’elle devrait faire autrement, de montrer ainsi un chemin d’alternative, à partir d’aujourd’hui.

C’est indissociable des luttes actuelles sur la dette, les luttes sur les services publics, les luttes pour la protection sociale, les luttes des travailleurs des entreprises contre les délocalisations et le dumping social, les ONG comme la campagne « Money for people ». C’est indissociable, je disais, et c’en est même un débouché indispensable. Ce pourrait en devenir une revendication incontournable au sein même de ces luttes qui, nous le savons, traversent l’Europe.

Tout ceci permet d’aller jusqu’à une modification des traités. L’idée est, par cette proposition et cette bataille possible, de viser une modification en actes, s’appuyant sur les revendications sociales… en créant ce Fonds européen d’investissement pour l’emploi, les services publics et la protection sociale, contre les marchés financiers.

Cette bataille pour que la BCE appuie les services publics, l’emploi et l’efficacité sociale du 21e siècle, c’est obtenir la mise en œuvre du vrai plan B !

La situation européenne est grave. Quatre défis sont face à nous.

Premier défi : la politique de la BCE est un grave échec

Des milliers de milliards d’euros sont déversés par la BCE et l’emploi va de plus en plus mal. Les services publics aussi vont mal… Mais la spéculation s’envole. On est au bord d’une nouvelle crise financière. L’Europe est paralysée entre : continuer à nourrir les feux de la finance, et donc précipiter une crise ; ou stopper son afflux de liquidités et du coup précipiter une récession, augmenter drastiquement le coup des budgets publics et de l’investissement.

Deuxième défi : D. Trump

– Sa guerre économique nouvelle contre l’Europe et la Chine.

– Le bras de fer pour attirer les capitaux, qui peut mettre à plat ventre les économies des pays d’Europe et propulser les taux d’intérêt vers le haut, augmentant d’autant la pression de rentabilité du capital.

Troisième défi : l’austérité

Il faut développer l’emploi et les services publics, développer les pays. C’est urgent !

Il faut financer des investissements massifs mais aussi des emplois publics, par exemple dans les hôpitaux. Cela relancerait aussi la demande en Europe.

Quatrièmement, un défi politique d’alternative non nationaliste

La BCE et les banques sont les tanks modernes qui attaquent la démocratie et les peuples… au service des marchés financiers. On l’a vu si clairement en Grèce !

Elles le font, et en plus avec notre propre argent.

J’ai dit les chiffres : 770 Md€ + 2 200 Md€ = 3 000 Md€. C’est considérable. C’est autant que tout le PIB allemand !

C’est une question politique majeure, une question de souveraineté populaire sur l’argent.

Le véritable plan B

Il faut sortir par le haut de cette situation, et en solidarité, partager nos forces économiques.

C’est une bataille de classe moderne face à la finance. Voilà le véritable plan B, à l’opposé des national-populismes et des fascismes.

Nous avons besoin de mettre en commun nos forces économiques, de coopérer. Mais pas de déléguer « en-haut » vers une construction super-étatiste autoritaire, coiffant les peuples. Il faut tout particulièrement s’opposer au projet de Macron de sanctuariser l’indépendance de la BCE, qui vise à séduire Wall Street et le grand capital sans frontière (allemand, français, ou autre).

Il faut s’opposer à la fuite en avant fédéraliste dans la création d’un budget et d’un ministre des Finances de la zone euro.

Il faut s’opposer au projet émis par les milieux les plus conservateurs, de la droite allemande, le projet d’un Fonds monétaire européen dont la mission serait d’imposer sa volonté aux gouvernements nationaux en matière budgétaire !

C’est tout le contraire d’un Fonds pour appuyer le développement des services publics… à partir des demandes des États !

Nous proposons

De créer un Fonds européen d’un nouveau type :

• Son but : les services publics.

• Son argent : les euros créés par la BCE, à 0 % voire moins.

• Son principe : la démocratie (des représentants des Parlements nationaux, du Parlement européen et des Organisations syndicales ; Une possibilité de saisine par le terrain à l’appui de projets de développement de services publics).

• Son fonctionnement :

- En zone euro, ce fonds serait dévolu aux dépenses pour développer les services publics : en échange de titres de dette des États, il prêterait ces euros, de façon plus ou moins permanente, à 0 %, voire à un taux négatif, si ces euros financent le développement des services publics et de la protection sociale. Les titres de dette que le fonds prendrait en contrepartie ne circuleraient pas sur les marchés financiers et seraient conservés par le Fonds.

- Hors zone euro, notamment avec les pays d’Europe centrale et de l’Est, ce Fonds serait dévolu à l’élévation des niveaux de protection sociale, en finançant une amélioration des systèmes de protection sociale… pour diminuer l’intensité de la concurrence sur le social et les salaires.

Ainsi, on commencerait à entrer dans une autre logique : une concurrence, ou plutôt une émulation, à la baisse du coût du capital !

Je veux souligner trois points importants de cette proposition :

– Tel qu’il est conçu, financé par les euros créés par la BCE, institution publique, ce Fonds ne serait donc pas financé par les marchés financiers !

– Tel qu’il est conçu, puisqu’il serait créé, ce Fonds pourrait être démocratique, immédiatement.

– Les traités autorisent cela – formellement bien sûr, car cela va contre la logique profonde des Traités. Mais voyons qu’ils l’autorisent : c’est l’article 123 du traité de Lisbonne selon lequel la BCE ne peut pas financer les États directement (article 123.1)… mais elle peut financer une institution financière publique (article 123.2). Le Fonds serait une telle institution.

En outre :

La BCE doit aussi changer sa façon de prêter aux banques.

Au-delà, on pourrait imaginer un Fonds similaire avec les pays hors UE du Sud et de l’Est (Méditerranée, Amérique latine, Russie, Ukraine.), pour développer leur niveau de protection sociale, de salaire et leurs services publics et contre le dumping social, avec des droits des travailleurs des deux côtés.

Il faudrait enfin y adjoindre la négociation de tous autres traités internationaux d’échange… et d’investissement. Les traités actuels, tels le TAFTA ou le CETA, sont des traités d’échange et d’investissement qui affirment comme but le développement des échanges internationaux en soi et la protection des profits des capitalistes, pudiquement appelés « revenus des investisseurs ». Le social, l’emploi, l’environnemental et le sanitaire passent donc après. Les traités qui devraient être négociés seraient des traités visant à maîtriser les échanges – et non les développer à tout prix – pour le développement des biens communs, c’est-à-dire l’emploi, la protection sociale, les services publics, l’environnement, la santé…

Enfin,

Cette bataille a besoin de construction, d’élaboration, d’initiatives.

– Notre slogan pourrait être « L’argent des Européens, créé par la BCE, doit aller à l’emploi et aux services publics », ainsi qu’aux standards sociaux et à l’écologie, aussi bien dans la zone euro qu’avec les pays de l’UE hors zone euro.

– Des mouvements sociaux le réclament aussi, comme les nouveaux mouvements tels Money for people ou Blockuppy, mais aussi les mouvements syndicaux. Les luttes sur la dictature de la dette pourraient le réclamer. Il faut s’appuyer sur la colère des peuples, et ne pas se tromper de cible.

– On a besoin d’échanger de l’information et d’un peu de coordination entre les initiatives nationales qui pourraient s’engager sur ce type de campagne. Nous avons aussi besoin d’élaboration.

En conclusion, quelques mots sur un chemin possible.

On peut mettre la pression à la fois directement sur le niveau européen et la BCE, et la mettre aussi sur les gouvernements nationaux, pour qu’ils portent cette proposition. On peut aussi mettre sur la table un processus radical, mais progressif : des gouvernements nationaux pourraient s’engager à créer un tel fonds à quelques pays, comme une « coopération renforcée » et entreraient dans un rapport de forces pour exiger que la BCE finance et refinance ce fonds avec ses euros à 0 %.

Nous pourrions lancer une campagne sur cette idée majeure « les euros des Européens pour l’emploi, les services publics, l’écologie et la protection sociale », organiser des échanges entre nous, des débats publics, des rassemblements, liens avec les mobilisations sociales : depuis les services publics nationaux ou locaux, retraites (Paolo) jusqu’au refus des paradis fiscaux, en passant par l’emploi, les licenciements, la protection sociale, l’écologie…

Cela paraît considérable, mais ce peut être mobilisateur, car c’est à la fois à la hauteur et unificateur.

Ambitieux ? Mais comme le disait le grand Nelson Mandela :

« Cela paraît impossible… jusqu’à ce qu’on le fasse ! » 

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