Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Table ronde sur la réforme du Code du travail : L’importance de la confrontation des idées

Le gouvernement Macron-Philippe a désormais toutes les manettes institutionnelles en main pour mener son offensive libérale. Pour réussir à la contrer, il est nécessaire de promouvoir l’échange entre toutes les composantes du monde social, intellectuel et politique afin de travailler des convergences d’idées, des axes de luttes et d’expression en confrontant les idées et les propositions.

C’est ce que notre revue a cherché à faire avec cette table ronde.

 

Économie et Politique :

L’idée de notre échange est d’essayer de réussir à préparer la contre-offensive aux ordonnances Macron en travaillant la question des convergences pour faire émerger des axes communs de bataille et d’expression. Après la séquence électorale que nous venons de connaître et qui nous donne un espace politique et social compliqué pour mettre en œuvre cette contre-offensive, l’exercice est nécessaire.

Le gouvernement Macron a désormais une majorité pour imposer sa réforme du Code du travail. C’est l’occasion pour lui d’entrer dans une phase plus intensive de l’attaque contre le monde du travail et d’aller au-delà, largement au-delà de la loi El Khomri. Et il le fait de double manière, à la fois symbolique et structurante. Symbolique, parce qu’il y a une nouvelle tentative d’intégration des organisations syndicales à son projet. Et structurantes, parce que parallèlement on annonce des ordonnances qui vont tuer le débat d’une refonte de très grande ampleur de la relation d’emploi.

Sans entrer dans le détail des 8 ordonnances en préparation, les lecteurs sont relativement bien informés par la presse nationale et syndicale sur leurs contenus, pouvez-vous nous dire pour commencer quels en sont pour vous les points saillants les plus importants.

Christophe Baumgarten
(avocat spécialiste en droit du travail, exerce au barreau de Bobigny) :

On ne peut pas isoler la question des ordonnances du contexte qu’on vit depuis plusieurs années. Depuis les lois Aubry, on assiste à un reflux progressif des droits des salariés. Par exemple, on parle beaucoup de la remise en cause du principe de faveur, mais ce principe a commencé d’être remis en cause en 2004, lorsqu’on a acté que dans certaines conditions un accord collectif défavorable pouvait être imposé au contrat de travail. Ce qui est marquant en revanche, c’est que les choses s’accélèrent. On a d’abord eu la loi Rebsamen, qui fait partie de cette stratégie de démantèlement des conquis sociaux. Cette loi encadre dans des délais contraints les consultations des CE. Avant, les CE n’avaient pas de délais pour rendre un avis. Il fallait qu’ils aient une information suffisante pour leur permettre de rendre un avis éclairé, et cela prenait le temps nécessaire. Depuis, ils ont un délai d’un mois pour rendre un avis, de deux mois si un expert est désigné, et de trois mois si le CHSCT est consulté. Tout cela a corseté le droit d’information du CE. Car l’employeur sait qu’au bout du délai, même si l’information donnée est insuffisante, il peut mettre en œuvre son projet. C’est également une façon de remettre en cause le droit à expertise des CE.

Cette loi Rebsamen a été une première étape de la remise en cause. Les ordonnances vont ajouter trois couches.

La première par la fusion des instances représentatives du personnel (IRP). De fait les prérogatives des délégués du personnel vont disparaître. La fusion va en effet remplacer les IRP actuelles par une instance unique, qui sera mise en place dans le périmètre des comités d’entreprises ou d’établissements actuels. Or ce périmètre est plus large que celui des DP. Par exemple, dans une entreprise du bâtiment, on trouve des DP sur chaque chantier, alors que le comité d’établissement est mis en place au niveau de la direction régionale. Donc il n’y aura plus de délégué du personnel directement au contact des salariés. Ensuite, la fusion va réduire les compétences des élus, qui ne pourront pas se former à l’exercice de toutes les prérogatives rassemblées en une seule instance, c’est-à-dire économique, juridique, d’hygiène, de sécurité, de conditions de travail, de gestion des ASC.

La deuxième étape est la remise en cause du principe de faveur. C’est la porte ouverte au chantage à l’emploi, aux délocalisations pour imposer la baisse des normes sociales. Et, pour souligner la cohérence de l’attaque, tout cela sera facilité par les conséquences de la loi Rebsamen qui a réduit le droit à l’information et à l’expertise des CE.

Troisième étape enfin, avec le plafonnement des indemnités des prud’hommes, qui va limiter l’intérêt pour les salariés de contester les décisions patronales.

Et j’ajoute que cela ne s’arrêtera pas là, puisque la réforme du Code du travail est programmée. Il est prévu de réécrire tout le Code du travail avec une architecture reposant sur trois principes : le Code définira premièrement, ce qui relèvera de l’ordre public et à quoi on ne pourra déroger, c’est l’ordre public ; deuxièmement, ce qui relèvera de la négociation ; et troisièmement, il énoncera les dispositions supplétives, qui s’appliqueront à défaut d’accord. Habituellement, une disposition supplétive sert de garde-fou, à défaut d’accord, pour protéger la partie la plus faible. Or on a des exemples dans la loi El Khomri qui préfigurent ce que sera le futur Code du travail. Ainsi en matière d’habillage et de déshabillage, la loi El Khomri énonce que le principe d’ordre public c’est que ces temps doivent faire l’objet d’une contrepartie. Elle précise en second lieu que l’employeur doit inviter les salariés à négocier la contrepartie. En troisième lieu, elle dispose qu’en cas d’absence d’accord, c’est l’employeur qui décide. Autrement dit, on négocie mais c’est l’employeur qui décide. C’est une vraie stratégie qui est à l’œuvre, que construit le Medef depuis plus de 10 ans.

Laurent Milet
(rédacteur en chef de la RPDS, professeur associé à l’Université de Paris Sud, Président du cercle Maurice Cohen, cercle de réflexion progressiste sur les CE) :

Le plus important dans les projets d’ordonnances, c’est la hiérarchisation de ses projets de réforme du Code du travail. Comme il est écrit, certains sont prioritaires, d’autres peuvent attendre.

Et parmi les 3 axes prioritaires, il y a la fusion des instances. On voit bien là que l’aspect des relations collectives du travail est très prégnant dans les ordonnances. C’est de cette manière, la capacité de mobilisation collective des salariés que l’on cherche à affaiblir.

Mais cela ne suffit pas de voir les choses que sous cet angle-là. Évidemment, il va y avoir sans doute moins de moyens, moins d’élus. Mais si l’on aborde le problème que par ce point, on passe à côté de ce qui est recherché par cette fusion, à savoir la suppression de la superposition des spécificités de chaque instance qui permet la complémentarité où chacun joue son rôle et assure la richesse des IRP. En fusionnant, le gouvernement veut changer la nature des IRP, et tout particulièrement du CE. Aujourd’hui, le CE est un outil de contrôle de la marche générale de l’entreprise. C’est un lieu de formation, d’information, de discussions où le chef d’entreprise est obligé d’entendre la parole des salariés. Certes, il n’est pas obligé d’en tenir compte, le pouvoir des CE n’est que consultatif. Il n’en demeure pas moins que l’employeur est obligé de répondre aux contre-propositions des salariés. Avec la fusion des IRP, et si elle est étendue aux délégués syndicaux, cela veut dire que ces nouvelles instances deviennent de facto un organe de négociation. Finalement, le contrôle salarié par l’intermédiaire du CE serait aspiré par les enjeux de la négociation collective. Et cela contribuerait à réduire de fait l’étendue des compétences actuelles des CE. La nouvelle instance fusionnée serait ni plus ni moins qu’un lieu d’enregistrement des décisions patronales par les représentants des salariés, un peu comme cela se passe dans les CCE européens dont les prérogatives sont limitées.

Comment en sortir, si c’est possible ? Bien sûr, dénoncer le fait qu’il y aura moins de possibilité d’intervention est primordial. Mais pour autant, faut-il rejeter bille en tête la fusion des instances ? Je m’interroge. Mais il faut lui donner un contenu. Par exemple sur certains dossiers qui nécessitent une intervention de toutes les instances, pourquoi ne pas envisager de réunion commune ? Pourquoi ne pas imaginer une articulation entre les IRP ? Il y a des cas qui le permettraient. Mais tout cela ne peut s’envisager que de manière ponctuelle. Sans quoi, cela aboutira à détruire la proximité entre les élus et les salariés.

Or c’est un des points à mon sens essentiel de la réforme des IRP, c’est que leur fusion va accroître la centralisation des IRP. Comme le disait tout à l’heure Christophe, aujourd’hui il y a encore consultation des comités d’établissement, c’est-à-dire au plus près du terrain et donc des salariés. C’est ce pouvoir consultatif décentralisé qui risque de disparaître avec la fusion des IRP. C’était déjà en germe dans les précédentes réformes, mais ce n’est pas allé assez loin, assez vite. Là ils aboutissent. En fait, ils reviennent sur les victoires de la bataille syndicale contre la loi El Khomri et la loi Rebsamen. Ils veulent aller au bout de leurs projets initiaux.

C’est vrai qu’à l’époque, il avait été difficile de dire que des avancées avaient été obtenues dans ces batailles. C’est pourquoi cette question de la fusion des instances nous semble au cœur des enjeux des luttes sociales. Même si les autres points comme le plafonnement des indemnisations ou l’inversion de la hiérarchie des normes, qu’il faudrait plutôt traduire comme la primauté de l’accord d’entreprise dans la fixation des normes, sont importants et doivent aussi être traités. D’ailleurs, même l’annonce de la réécriture d’ici 2 ans du Code du travail pourrait dans ces conditions devenir anecdotique.

En fait, la démarche du pouvoir est à la fois contradictoire et perverse. Ils appellent au renforcement de la négociation collective et à son pouvoir normatif, mais comme ils n’y arrivent pas en pratique, ils l’imposent par la loi. C’est la loi qui par la fusion des instances va forcer à donner un sens particulier, celui qu’ils attendent, à la négociation collective. Finalement la loi garante de l’intérêt général est utilisée pour imposer un point de vue partisan. Cela illustre la complémentarité entre l’État et le marché. Il n’y a pas d’opposition entre les deux, le marché a besoin d’un État fort à sa disposition…

C. B. :

Pour reprendre ce qui vient d’être dit, j’insiste sur le fait que le point central est cet objectif de fusion. Si l’on doit se battre, ce doit être là-dessus, et non sur les moyens. Il faudra également être vigilant sur ce qui pourrait venir par la suite avec la fusion, par exemple la limitation de l’expertise du CE avec l’introduction du cofinancement des expertises par le CE et l’entreprise, ainsi que la fusion des budgets de fonctionnement avec ceux des activités sociales, de sorte que les élus seraient tentés de tout utiliser pour les activités sociales… C’est dans l’air, cela fait plusieurs années que le patronat le réclame.

Thierry Kirat
(directeur de recherche au CNRS-Université Paris-Dauphine) :

Je partage ce qui vient d’être dit. Nous sommes dans la poursuite d’un processus qui cherche à affaiblir le Code du travail et à introduire la flexibilisation de l’emploi. Même si la nouveauté est l’accélération de ce processus.

Pour ma part, j’insiste sur les négociations d’entreprise, la limitation des indemnités prud’homales et le droit de référendum à l’initiative de l’employeur. Et même s’il n’est pas considéré comme prioritaire, il me semble que cela fait système avec le reste.

L’entreprise devient le lieu de production de norme de droit du travail. Et grosso modo, on arrive à un système qui fait de la négociation collective un marchandage. Qui se traduit progressivement par un effacement des constructions collectives au niveau de la branche, qui faisait de la branche un cadre politique de la relation d’emploi. C’est la mise en place progressive d’un modèle de bargaining, de marchandage.

On est finalement dans la philosophie du contrat. C’est-à-dire un modèle clairement libéral de République contractuelle qui va réactualiser l’asymétrie des contractants. C’est un retour en arrière dans la théorie économique néoclassique, pour laquelle l’entreprise n’est qu’un nœud de contrats…

C. B. :

… Je me permets de te couper sur ce point parce que pour des libéraux, ils ont une conception assez originale du contrat. Par exemple, quand on dit que l’accord d’entreprise ou de branche peut remettre en cause des dispositions du contrat de travail, cela veut dire quand même qu’on nie les principes d’autonomie et d’intangibilité du contrat, qui sont les piliers du droit contractuel… Drôles de libéraux…

L. M. :

… En réalité, cela illustre simplement le fait que le droit n’est qu’une technique au service du politique. Peu importent les grands principes scientifiques dès lors que le support juridique permet d’aboutir aux finalités visées…

T. K. :

… Juste deux choses en supplément.

Il me semble important d’insister sur les indemnités prud’homales. Les limiter, cela revient à assurer une prévisibilité des coûts de la rupture du contrat. Cela revient en fait à donner quitus à l’employeur pour le licenciement. Y compris d’ailleurs en cas de licenciement injustifié. Ajouté à la rupture conventionnelle, on est bien clairement dans une tendance de réduction des coûts de rupture du contrat de travail. Cela donne une autorisation de licenciement.

Deuxième aspect, c’est l’effacement de la branche. Les accords de branche homogénéisaient les conditions de la concurrence au sein de la branche et cherchaient à la rendre un peu plus équitable. À partir du moment où n’existent que des accords d’entreprise, on est face à un risque fort de dumping social intrabranche, intrasecteur, sans aucun gain collectif. Cela veut dire simplement que, y compris du point de vue de la concurrence, on est avec un projet qui risque de mettre en cause les cadres de son exercice et sans bénéfice collectif.

Frédéric Boccara
(économiste, administrateur de l’INSEE, membre du CESE et du CEN du PCF) :

Je suis évidemment d’accord avec ce qui a été dit. Les 3 axes des ordonnances font système pour exclure le plus possible le débat sur les finalités de l’entreprise en matière de gestion et d’alternative de gestion, pour enfermer sur le coût du travail, et en même temps insécuriser tout de suite les salariés et les affaiblir dans le rapport des forces. Par ailleurs, les éléments de souplesse, réactionnaires, qu’ils mettent pour développer la négociation d’entreprise ne passent pas forcément auprès du patronat des petites entreprises. Du côté des PME et de l’artisanat, ils sont très perplexes sur le projet. On pourrait d’ailleurs envisager des suites sur cette question des PME pour être offensif.

Cette histoire de baisse du coût du travail va avec une contre-offensive idéologique : aux travailleurs la participation aux négociations « du travail » et au capital le reste ; on essaie de séparer.

Dans la fusion des instances, j’avais vu d’autres aspects très dangereux, mais complémentaires de ce que vous dites. C’est que naturellement les organisations syndicales traitent la défense des cas individuels de salariés et donc les réunions de ce type d’instances peuvent tendre à être coincées, enfermées dans une défense des intérêts particuliers, nécessaire. Mais la contestation sur l’intérêt général, sur une autre vision de l’intérêt général, portée collectivement par les travailleurs à travers le CE, ça, ça peut plus facilement disparaître. Et donc, on va enfermer les travailleurs dans du « travaillisme »… et de l’autre côté, « pas touche au capital ». Or il y a un ensemble de coûts du travail et du capital, qui ne peuvent être séparés. Il y a un côté collectif dans le travail. On ne peut pas séparer. On utilise des machines qui démultiplient la puissance du travail, en lien avec la formation, les connaissances et le savoir… Sauf que la théorie néoclassique ne dit pas ça. Elle dit, pour simplifier : « le travail crée sa propre richesse et le capital crée la sienne de son côté ». Il n’y a donc pas pour elle un produit commun. Et cette vision-là est très profondément ancrée, jusque chez les ingénieurs de plus en plus formés à cette théorie dans les grandes écoles.

Or qui dit coût du travail dit aussi coût du capital. Et celui-ci est très élevé : pour les PME c’est entre 27 % et 40 % des profits bruts des entreprises qui sont préemptés par les charges financières, ce qui empêche d’autres dépenses de développement : formation, recherche, investissements, embauches… Je pense que la contre-attaque doit aussi porter là-dessus. Par exemple, tout le collectif de travail a son mot à dire sur le développement de l’entreprise. Il a des idées, il peut contester la marche générale de l’entreprise, les rachats, fusions-acquisitions, etc. Où va-t-on discuter de ça ? Où va-t-on discuter des moyens, de l’argent pour réorienter la marche générale de l’entreprise ?

Deuxième chose. Je suis d’accord sur l’idée d’un mouvement qui se poursuit et s’accélère. Mais juste une remarque, il y a deux temps. Jusque vers 1993-1997, dans un mouvement contradictoire on a tendu à ajouter au principe, traditionnel, de « protection » du salarié un principe d’obligation de formation. Ce que j’interprète, en forçant un peu le trait, comme un principe nouveau, en germe, de « promotion » qui pouvait se développer. Ensuite le mouvement s’est retourné. Je daterais le retournement de la fin de la gauche plurielle : lorsque la grande avancée arrachée après la manifestation nationale du PCF à Calais contre les licenciements à LU-Danone (cf. encadré) est abrogée par la droite – une de ses premières mesures lorsqu’elle arrive au pouvoir en 2002 – sans que ni le PCF (hormis une Tribune de Yves Dimicoli et Paul Boccara dans l’Humanité), ni même la CGT ne réagissent vraiment. La Direction nationale de l’époque (Robert Hue, Marie-George Buffet et Michel Duffour que j’avais personnellement interpellé dans ma fédération des Hauts-de-Seine) avait refusé d’en faire un thème de bataille de l’élection présidentielle de 2002.

Est-ce que nous ne pourrions pas exiger que l’agenda soit : comment développer dans le Code du travail un principe de promotion des salariés, souple, pour une nouvelle efficacité économique, avec une mutualisation entre les entreprises grandes et petites, et les branches ? Ce serait aller dans le sens réel de l’Histoire… Je pense que nous devons contester l’agenda, l’ordre du jour. Dire « que doit être l’ordre du jour pour l’emploi et pour le travail ? » Et qu’est-ce que cela implique pour le Code du travail ? Du point de vue syndical c’est plus difficile, car la négociation est ouverte, il est difficile de ne pas y entrer, y compris pour combattre. Mais nous, nous pouvons oser l’idée. Regardons par exemple la Note de conjoncture de l’Insee de juin qui constate dans une enquête ad hoc que la première « barrière à l’embauche » ce n’est pas le coût du travail, c’est le manque de salariés compétents disponibles, et à égalité, les carnets de commande insuffisants (respectivement 27 % et 28 % des entreprises, contre 10 %). Avec la révolution informationnelle, l’agenda ne devrait-il pas être : premièrement le besoin du développement des capacités humaines, les conditions de la coopération ? ; deuxièmement, l’utilisation des marges énormes des entreprises utilisées pour développer l’emploi, les dépenses efficaces plutôt que de les utiliser en spéculation, en exportation de capitaux ? Et donc, l’agenda devient : quels pouvoirs créer sur ces marges, ces profits, des entreprises ? Même la CFDT s’interroge là-dessus. C’est cet agenda qu’il faut à mon avis réussir à imposer. L’obstacle sous-jacent, c’est le capital financier. L’objectif à mon sens est d’aller vers un autre type de régulation, où la formation fait partie de la demande (et pas seulement l’investissement matériel) et où tous les coûts des entreprises sont pris en compte pour la recherche d’efficacité globale de l’offre, plutôt que de rester scotché sur le seul coût du travail. Christophe l’a bien décrit avec le principe de faveur. Le dumping social c’est cela aussi…

T. K. :

… Je peux rebondir ? Je crois qu’il y a aussi un enjeu important, c’est celui des normes comptables. Je pense spontanément aux normes internationales qui orientent vers l’évaluation à la valeur des marchés, au service des marchés. Mais il y a aussi une étude des années 1990 par Philippe Lorino[1] qui a mis en évidence l’effet de l’imputation des charges fixes en comptabilité analytique. Par exemple pour une production quelconque où pour un coût du travail qui représente 30 % et un coût du capital de 70 %, au terme de l’analyse comptable analytique, les proportions sont inversées…

F. B. :

… On fait un prorata par « unité d’œuvre » de ces 70 % qui sont des coûts dits communs (du capital ou autre), c’est-à-dire non affectés, et qu’on ré-impute en coût du travail…

T. K. :

… Oui, la production de l’information comptable fait enfler par construction le coût du travail au-delà de ce qu’il représente en réalité. Ce qui renvoie à une conception globale qui dépasse notre débat sur le Code du travail, mais qui fait système avec les intentions de sa réforme.

FB :

… Un débat qui renvoyait alors, et qui renvoie toujours, au débat sur les critères de gestion, y compris avec Lorino.

Pour reprendre, je veux souligner une chose : le besoin d’un nouveau droit progressiste à la mobilité accompagné de pouvoirs des salariés. Idée de pouvoirs qui était un vocabulaire propre au PCF, parfois à la CGT, et qui progresse aujourd’hui fortement, jusqu’à la CFDT qui avance l’idée de partage du pouvoir. Avec des leurres d’ailleurs, puisque pour certains il suffirait que les salariés soient dans les conseils d’administration, ce qui conduirait à des pièges mortels. Il faut au contraire des droits « équipés », avec des ressources, des moyens. Des sociologues comme Claude Didry l’ont montré, les juristes le montrent avec la question de droits d’expertise, il faut un droit équipé de moyens juridiques, culturels et financiers.

Est-ce que l’on ne doit pas réfléchir à des convergences sur un agenda à imposer dans le débat ? Je vois par exemple le rapport que j’ai commis au CESE et qui a recueilli une majorité plus qu’absolue, artisans et professions libérales incluses, moins le Medef bien sûr, sur les moyens financiers des PME pour développer des dépenses nouvelles. Avec un enjeu : celui de financer des dépenses mixtes conjuguant formation et capital matériel. Je me demandais si l’on ne pouvait pas organiser au CESE justement un colloque très large sur l’agenda à imposer face à la réforme du Code du travail ? Et il faudrait des sociologues, des gestionnaires, des syndicalistes bien sûr, et différents économistes. Il y a besoin d’une réflexion intellectuelle qui affirme l’idée d’un autre agenda.

EcoPo :

Il y a deux éléments. On passe d’un élément d’analyse à un élément de mise en pratique. Je retiens l’idée à faire valoir dans EcoPo, pousser l’idée d’une rencontre. Je vais faire le béotien : l’approche est différenciée selon le traitement du sujet. Or on a besoin de montrer l’articulation entre les deux niveaux : analyse juridique et analyse économique. Les pouvoirs des salariés dans l’entreprise attaqués par les ordonnances avec la fusion des IRP… et en même temps la nécessité d’avoir une approche de l’affaiblissement du pouvoir des salariés au regard des objectifs économiques qui sont avancés par le gouvernement et le patronat. Comment réussir politiquement et syndicalement à démontrer cette articulation pour faire émerger le besoin d’une efficacité sociale nouvelle à l’intérieur de l’entreprise ? La question ne doit pas seulement faire apparaître le traitement juridique, le besoin de pouvoirs des salariés dans l’entreprise, c’est aussi assurer les pouvoirs pour la mise en œuvre de cette efficacité nouvelle. C’est le sens de ma deuxième question. Comment réussir à échapper au piège d’un Code du travail qui reste malgré tout l’instrument juridique de l’exploitation des travailleurs de l’entreprise, même si historiquement il y a eu avec ce Code des avancées très positives, et comment on fait de cette bataille sur le Code du travail l’instrument d’une bataille nouvelle d’accroissement des pouvoirs des salariés sur la logique de fonctionnement de l’entreprise elle-même pour lui donner d’autres buts que la rentabilité financière immédiate. Parce que c’est ça la difficulté : comment mobiliser non pas seulement pour maintenir l’acquis mais pour ouvrir des perspectives nouvelles. On a beaucoup parlé des CE, mais n’oublions pas que l’essentiel des entreprises en France n’ont pas de CE, même si elles sont majoritairement subordonnées à des donneurs d’ordres. On a beaucoup d’entreprises où les salariés considèrent que l’on ne peut pas faire autrement que ce qui est fait aujourd’hui. D’ailleurs cela a dû beaucoup compter dans les résultats électoraux que l’on vient de vivre. C’est impressionnant de voir à quel point les salariés des PME-TPE ont intégré cette logique patronale et ont des difficultés à en sortir, même s’ils sont conscients de l’exploitation qu’ils subissent. Donc comment faire la jonction entre cette analyse liée à une perte de pouvoirs dans l’entreprise avec le besoin de bagarrer sur une logique nouvelle de l’entreprise ? C’est quoi une entreprise, pour quoi faire, comment j’interviens sur son fonctionnement et ses objectifs et comment je mobilise les moyens pour mettre en œuvre… Comment pensez-vous qu’on puisse faire pour investir ce champ-là ?

F. B. :

… Pour préciser. Comment avoir des moyens juridiques qui permettent de mobiliser des moyens financiers pour des objectifs différents ? C’est un peu comme cela qu’on a formulé la problématique dans la proposition de loi de Sécurité d’emploi et de formation qu’André Chassaigne a déposée à l’Assemblée récemment… projet de loi qui est une construction, c’est ouvert. L’idée est : comment baisser d’autres coûts que le coût du travail pour une efficacité nouvelle. En implicite il y a l’idée que l’efficacité du capital, ce n’est pas la même chose que la rentabilité, et des critères de gestion nouveaux peuvent être porteurs de cette efficacité nouvelle à partir de l’entreprise mais aussi des territoires. Mais pour cela, il faut des moyens, des moyens financiers mais aussi culturels et juridiques. Dans la proposition de loi, on dit droits de contre-propositions des salariés et à l’appui de ces contre-propositions, on instaure un fonds qui viendrait en levier sur les banques pour prendre en charge les intérêts d’emprunts des crédits pour baisser le coût du capital de façon sélective. Ce serait donc un fonds de bonification conditionné au fait d’augmenter les salaires et l’emploi, pour entrer dans cette logique différente.

Parallèlement, on dit qu’il y a un problème dans les relations entre entreprises au travers des relations de groupe et de l’évasion fiscale, quels qu’en soient les moyens. Et que pour contrer et dépasser cela, il faut un droit des CE d’intervention sur les décisions concernant la localisation des marques, la vente des brevets et marques, la valorisation des royalties des brevets et marques qui peuvent pomper les richesses des entreprises. On peut ainsi converger avec ce qui est exprimé dans la société civile, par des citoyens scandalisés par l’évasion fiscale.

Derrière ces deux points, il y a un débat important. Par exemple, E. Dockès dit que le Code du travail doit seulement protéger les travailleurs, donc pas besoin d’introduire des pouvoirs nouveaux, tandis que P. Lockièc dit que le Code du travail crée des pouvoirs, donc pourquoi pas en créer des nouveaux.

EcoPo :

… Il y a besoin de travailler cette question. Dans la mesure où la bataille idéologique est très forte et que le patronat marque des points sur l’idée que l’entreprise est l’affaire du capital et seulement du capital, il y a besoin de modifier le cadre de cette bataille et de s’inscrire dans cette bataille en alternative…

L. M. :

… Si le patronat marque des points, c’est que les régressions proposées se font sous le couvert d’un discours qui marque le retour de la notion de « l’intérêt de l’entreprise » tel qu’elle était formulée dans les années 1960. Selon cette théorie, l’entreprise ne serait pas constituée d’éléments assemblés au seul profit de l’employeur, mais ils seraient réunis et coordonnés en vue d’un but d’intérêt commun, la production ou la circulation de richesses. Ainsi, employeurs et salariés feraient partie d’un même organisme, leurs intérêts seraient solidaires, leur action doit servir l’utilité commune pour peu que les salariés prennent conscience qu’ils ont des intérêts communs avec les apporteurs de capitaux. Déjà à l’époque, cette théorie était contestable dans la mesure où l’entreprise est la propriété du seul capital qui la gère à sa convenance. Elle est aujourd’hui davantage déconnectée des réalités. Les structures capitalistiques des grandes entreprises privilégient davantage les éléments patrimoniaux rassemblés par les actionnaires et exploités par des dirigeants qui sont leurs agents d’exécution. Jusqu’à preuve du contraire, les salariés mettent leur force de travail à la disposition d’autrui pour obtenir des moyens de subsistance. Ils sont, rappelons-le, sous la subordination de l’employeur qui peut les retrancher quand il veut de l’entreprise, et ils ne perçoivent le plus souvent qu’une modeste rémunération souvent inversement proportionnelle aux dividendes versés aux actionnaires. Les intérêts sont antagonistes et il est difficile d’y voir un équilibre respectueux des intérêts en présence. Le discours de la ministre du Travail en présentant le projet de loi d’habilitation ainsi que le projet de fusion des IRP est pourtant irrigué par cette conception.

EcoPo :

Mais est-ce que l’on ne peut pas justement s’appuyer sur la réalité pour porter l’alternative ? Par exemple, Macron s’appuie sur la réalité de la révolution informationnelle pour pousser cette conception de l’entreprise… Comment pouvons-nous nous servir de cette base pour ré-inverser la logique. Le patronat se sert de cette réalité objective de l’entreprise pour pousser ses intérêts et rendre la contre-offensive difficile…

C. B.:

… Il faut faire attention. Depuis 20 ans on perd toutes les guerres idéologiques. On perd la guerre du discours, la guerre des mots… Par exemple, j’ai relevé ça dans les supporters de Macron, cette phrase qui dit que « jamais les salariés n’ont été autant protégés, et jamais ils n’ont autant souffert », c’est-à-dire qu’on fait une relation entre protection et souffrance, donc protégeons moins et ils arrêteront de souffrir… C’est pourquoi je crois que si effectivement les propositions du PCF sont très utiles, je les partage, et puis c’est son rôle, en même temps, il faut aussi que l’on parle aux salariés et qu’on leur parle à partir de leurs représentations. Par exemple, quand on parle de souffrance au travail, on peut parler organisation du travail, recherche du profit en supprimant des emplois, et toutes les conséquences en termes de risques psycho-sociaux, mais on doit aussi parler du sentiment vécu par les salariés de perte de sens du travail qui est leur réalité. Aujourd’hui les salariés ne te disent plus : « je produis une chose ou un service utile à tous », ils disent : « je suis un coût et je dois le réduire »…

F. B. :

… Ce qui est très important dans ce que tu dis, c’est que les salariés sont niés dans ce qu’ils produisent et ce qu’ils font. Ce n’est pas leur personne de salarié qui est touchée, c’est leur fonction dans la production…

C. B. :

… Par ailleurs, dans les PME, on a vu ce qui se passait avec le CICE. Les allégements dont ont bénéficié les entreprises sous-traitantes, chacun a pu constater que les donneurs d’ordres en ont récupéré les bénéfices.

F. B. :

Sur le CICE, cela a été un débat au CESE. J’ai proposé de réaffecter le volume d’argent public du CICE pour baisser les charges financières. En disant que ce seraient les PME qui en bénéficieraient ainsi, et non les grandes entreprises. Cela a été appuyé par les représentants de l’artisanat et TPE (l’U2P).

T. K. :

Sur la question des entreprises, il faut garder en tête qu’il y a entreprises et entreprises. PME-TPE et artisans d’un côté, c’est différent des grandes entreprises. Il y a aussi les PME qui sont dans des groupes et celles qui sont plus ou moins autonomes. Donc pour l’articulation des intérêts dans l’entreprise, oui mais comment ? Comment interpeller les entreprises ? Parce qu’on est dans une opposition de conceptions constitutionnelles : liberté d’entreprendre contre droit d’intervention dans les gestions…

F. B. :

… Attention : le droit d’entreprendre n’est pas constitutionnel. C’est le droit des salariés de participer à la gestion qui est dans la Constitution…

T. K. :

… En fait c’est plus compliqué. La liberté d’entreprise est protégée par la Cour de cassation…

C. B. :

… Plus précisément, ce qui protège la liberté d’entreprise, c’est le droit de propriété qui est constitutionnel et absolu…

T. K. :

… Cette question est donc une question politique et constitutionnelle. On peut faire référence aussi au bloc de constitutionnalité qui fait référence à d’autres libertés et droits. Mais cela ne change pas le fond.

L. M. :

C’est à double tranchant. Aujourd’hui il y a des professeurs de droit qui expliquent tranquillement qu’il n’y a aucun obstacle à intégrer les délégués syndicaux dans l’instance unique de représentation puisque c’est conforme à la Constitution… Et donc que le CE puisse traiter l’ensemble des problèmes… Ils proposent même que cela devienne une instance de négociation et de consultation, et qu’on pourrait même en sortir le chef d’entreprise… Et au final on se retrouve avec une instance sans véritables pouvoirs et inutile où les élus se répondent à eux-mêmes…

T. K. :

… Sur ces questions, il me semble qu’il y a un arrêt intéressant, celui de la Cour d’appel de Riom… une situation où on avait des propositions de reprise qui permettaient de sauvegarder la compétitivité et l’entreprise, et qui ont été rejetés par la Cour au motif de non-immixtion dans la liberté d’entreprise. Il y a un facteur limitatif évident, mais cela n’empêche pas une position politique sur les logiques d’entreprise.

F. B. :

… Est-ce que derrière, il n’y a pas un principe d’irresponsabilité sociale et territoriale des entreprises, qui devrait être remis en cause ? Parce qu’on ne peut faire l’impasse sur cette responsabilité des décisions de l’employeur et de gestion de l’entreprise sur la collectivité et les individus. En considérant cette responsabilité sociale, au plan politique, nous serions dans un rapport des forces différent.

C. B. :

… C’est l’objet d’une des propositions du cercle Maurice Cohen. En cas de décision de cette importance, faire valoir un droit de veto suspensif des IRP avec examen d’une commission composée d’interlocuteurs ayant des intérêts en jeu (État, collectivités territoriales…) …

L. M. :

… C’est un approfondissement du mécanisme de la loi de 2002, abrogée à la mandature suivante…

F. B. :

… On est en train aussi d’écrire une loi d’expérimentation territoriale qui pousse vers ce type de solutions…

T. K. :

… évidemment, l’ancrage dans les territoires est un enjeu majeur. Certains territoires disposent de ressources leur permettant d’encaisser les chocs. Et ceux qui sont dépendants d’établissements, pour lesquels les décisions d’entreprises peuvent être des catastrophes.

EcoPo :

… Mais on aurait peut-être là un levier d’actions sur les territoires, dans la mesure où les entreprises de ces territoires vivent pour beaucoup des ressources publiques. L’aménagement du territoire est un élément déterminant dans la valorisation du capital, mais aussi dans la construction des ressources matérielles et immatérielles qui pourraient fonctionner autrement que du capital cherchant sa rentabilité financière. Est-ce que des propositions de financement alternatives ne pourraient pas trouver un support ici ? En appui aux enjeux de légitimité de l’intervention des salariés et des citoyens sur les décisions des entreprises ? C’est me semble-t-il un point central. D’autant que le gouvernement va s’en emparer puisqu’il devrait mettre en œuvre les outils d’une future nouvelle maîtrise de l’aménagement du territoire, dont on peut penser qu’elle sera au service des objectifs du patronat des grandes multinationales. Est-ce que nous n’aurions pas intérêt, nous le mouvement syndical, les progressistes, à nous en saisir ? Cela me semble nécessaire, au plan idéologique notamment, tout particulièrement à cause de l’absence de caractère systémique de la situation dans les esprits. Nous avons besoin de montrer la cohérence d’ensemble de l’offensive patronale pour faire émerger le besoin d’une cohérence de progrès alternative, qui aujourd’hui n’est pas encore dans toutes les têtes.

L. M. :

Il me semble qu’il y a un point important à travailler aussi, c’est l’accès au savoir dans l’entreprise. Ce dont on s’est rendu compte, c’est que le patronat français, culturellement, ne veut pas partager le savoir. Donc il ne partage pas l’information. D’un côté il a le dialogue social dans la bouche, mais de l’autre il ferme les canaux d’information que les salariés pourraient utiliser dans le dialogue social. Ce qu’on constate dans les entreprises, c’est que la réforme de 2013 qui crée la base de données de l’entreprise est très difficilement mise en place. La BDES n’est même parfois pas du tout mise en place alors qu’elle est obligatoire. Et quand elle est mise en place elle est souvent inexploitable, voire tellement absconse que les élus du personnel perdent un temps fou pour en sortir quelques éléments utilisables. Dans le cadre des propositions alternatives à formuler, je crois qu’il ne faut pas sauter l’étape du droit à l’information pertinente pour les élus du personnel.

T. K. :

… Oui c’est juste, il n’y a pas toutes les informations utiles aux salariés pour se faire une idée réelle et pertinente de la marche de l’entreprise. Par exemple, il n’y a pas les informations concernant la comptabilité de gestion de l’entreprise, complément de la comptabilité analytique qui permet une analyse réelle et transparente de l’entreprise. Cela a été démontré sur le cas Arcelor Mittal par exemple où on a pu voir par ces informations comptables comment la liquidation du site avait été organisée. Sans cette information, le risque est plus important de faire tomber les salariés dans le fétichisme de la compétition internationale et des contraintes supposées sur l’emploi et l’avenir des sites qu’elle impose au nom de l’objectivité.

F. B. :

… L’objectivation par des chiffres partiels, voire partiaux, est effectivement un outil utilisé aujourd’hui par le patronat pour justifier la construction des décisions contre l’emploi et les territoires. Cela commence par exclure des débats le coût du capital. Dans notre proposition de loi on traite la question en créant, en cas de difficultés, un droit d’examen de tous les coûts et en créant un droit d’information et de décision sur les cessions de brevets, de marques, et sur les règles de prix de transferts, royalties, etc. Ces dispositifs sont souvent utilisés pour pomper les fruits du travail. Il permettent de manipuler la VA disponible en France, souvent base du débat sur la répartition et sur les capacités de développement. Cela renvoie à tout un pan du mouvement social et syndical, d’intervention dans les gestions avec d’autres critères, à la bataille de la section économique du PCF dès la fin des années 1970 puis 1980-1990 en lien avec les travaux de Paul Boccara et en lien avec le besoin d’une « culture nouvelle » pour ne pas dépendre de celle du patronat ou des experts dominants. Par ailleurs, la montée des enjeux d’évasion fiscale ou écologiques pourrait nous aider à tisser de nouvelles alliances offensives pour un autre Code du travail avec ces milieux (ONG…) tout en ne reculant pas sur les principes et la clarté au nom d’une RSE souvent floue, facultative et qui fétichiserait des critères sous forme d’indicateurs, les critères ne devant être que des guides pour l’action et la décision.

T. K. :

… Pour avancer sur les enjeux de compétence, je voudrais signaler dans le rapport de l’OCDE sur les perspectives de l’emploi 2016, qui n’est pas le résultat d’une institution gauchiste, un chapitre entier consacré aux compétences du travail dans tous les secteurs d’activité et pour toutes les activités et les emplois. L’OCDE insiste sur l’idée que ces compétences sont un enjeu majeur, et que pour les développer, il faut la coopération, le travail en équipe et la stabilité de la main-d’œuvre. Ce qui est contradictoire avec la logique d’insécurisation du marché du travail. Ce qui signifie que même dans des institutions comme l’OCDE on peut trouver des appuis à ce que l’on dit. Même si la littérature sur ces questions n’est pas très vivace depuis quelques années. Je me suis reporté à un rapport de 2003 de Blanchard et Tirole2, qui traite de la ré-allocation intrasectorielle, et qui dit clairement qu’il n’y a aucune évidence de l’effet de l’insécurité de l’emploi sur la ré-allocation intrasectorielle. Mieux, cette ré-allocation n’est pas contrariée par des protections de l’emploi élevées. Et donc cela fait système avec l’enjeu d’un développement des compétences.

F. B. :

… Cet enjeu de compétences est très intéressant comme exigence. Mais rien chez eux sur le coût du capital…

Fondamentalement, pour revenir au projet Macron, je pense qu’il y a un point essentiel pour comprendre, c’est qu’il cherche à abaisser le poids des travailleurs dans le rapport des forces capital-travail tout en prétendant relever certains défis de la révolution technologique informationnelle3. Mais écraser le travail et les travailleurs, les précariser, est de plus en plus antagonique avec les nouveaux défis d’efficacité. Il faut donc s’appuyer sur le vécu au travail…

C. B. :

… Le Code du travail ne sert pas à créer des emplois ni à en détruire. Le Code du travail sert à faire bouger le curseur de la répartition de la plus-value… Eux l’utilisent comme ça.

F. B. :

… Oui. Et il faut, au contraire de Macron, l’utiliser pour créer des droits nouveaux pour répondre vraiment aux nouveaux enjeux. Plus généralement, au-delà des moments de régressions qu’on a pu aussi avoir dans le passé, la création de droits a toujours marqué les différentes étapes du Code du travail comme le souligne le juriste Pascal Lokièç donnant l’exemple de la création des CE…

T. K. :

… Disons qu’aujourd’hui le Code du travail est utilisé contre les salariés…

C. B. :

… Oui sauf que plusieurs publications officielles, à l’instar de ce que tu as rappelé pour l’OCDE, montrent de plus en plus que la corrélation flexibilité de l’emploi-création d’emplois n’est pas vérifiée et cela dans de multiples pays notamment européens. Les statistiques montrant que le taux de chômage augmente dans ces pays malgré ce qu’ils appellent « un taux de rigidité des normes sociales » plus faible que dans d’autres pays européens. Or parallèlement, lorsque tu « assouplis » le marché du travail, tu développes les inégalités, et là tu pèses sur la croissance, et donc tu travailles contre les débouchés des entreprises et tu pousses au chômage… D’ailleurs, un employeur qui embauche ne se pose pas en premier lieu la question des cotisations sociales. La question qu’il se pose est d’abord l’utilité de cette embauche et en quoi elle pourra lui permettre d’accroître ses marges.

F. B. :

Sur cette question, je veux attirer l’attention sur ce que les économistes appellent le « plein-emploi » et le taux de chômage « naturel ». Les états-Unis sont en « plein-emploi », l’Allemagne est en « plein-emploi »… avec 4 à 5 % de taux de chômage. Leur chômage ainsi comptabilisé serait frictionnel. Or derrière cette notion, on ne se préoccupe pas du contenu de l’emploi. On compte les personnes qui ont eu un emploi quelconque, même mince, même à 0 heure (Angleterre). Alors on peut effectivement faire reculer le chômage ainsi défini… En revanche, les statistiques de pauvreté montrent qu’en Allemagne, avec un taux de chômage deux fois plus faible, le taux de pauvreté monétaire est comparable à celui de la France (autour de 14,5 % des personnes). C’est une des raisons pour laquelle les syndicats parlent maintenant « d’emploi de qualité » et que nous disons « sécurisation » de l’emploi et formation.

C. B. :

Ça confirme l’idée qu’avait émise le FMI dans une ancienne étude, selon laquelle la flexibilité du marché du travail bénéficie aux plus riches et affaiblit le pouvoir de négociation des salariés les plus pauvres.

F. B. :

… Avec une ambiguïté dans « plus riches ». Riches c’est qui ? Les détenteurs du capital ou les salariés mieux rémunérés.

C. B. :

… Oui bien sûr. Mais c’est intéressant de voir ce qui sort de ces études. Par exemple, celle qui montre que la désyndicalisation pèse sur l’emploi. Lorsque le taux de syndicalisation est élevé, les employeurs sont obligés pour réorganiser l’entreprise de trouver des solutions dans l’organisation du travail, dans l’investissement, avant de penser pouvoir supprimer des emplois.

L. M. :

… Je veux simplement ajouter que cette discussion est l’illustration de ce que Gérard Lyon-Caen avait dit il y a plusieurs années de ça, à savoir que le droit du travail est une technique réversible selon les rapports des forces. Ce n’est pas seulement une protection des salariés.

La question qui vient ensuite, c’est : comment en sortir ? Et je ne pense pas que cela soit seulement par la mutation juridique. Le droit forme un tout avec les autres moyens du rapport des forces. Il y a besoin d’une transversalité pour établir des propositions crédibles pour en sortir.

F. B. :

… Il y a quand même un côté créatif nécessaire. Et il peut aider à construire le rapport des forces. Par exemple, en créant dans notre projet de loi un nouveau droit qui articule le contrat de travail « classique » renforcé avec une convention systématique de chaque actif avec un service public de l’emploi rénové dès la sortie de sa formation initiale, on innove, on sort du cadre néoclassique et du dogme libéral qui, de Walras et Jevons à Friedman et Tirole, pose le seul contrat employé-employeur comme définissant la relation d’emploi. Ou plus exactement, nous proposons de poursuivre l’innovation historique engagée à partir du moment où on a reconnu la nécessité de répondre au déséquilibre fondamental créé par la dite « relation de subordination ».

L. M. :

Et alors que penser de la tarte à la crème de la flexisécurité ? Aujourd’hui dans le discours politique dominant, c’est très prégnant.

T. K. :

Là-dessus, pour ceux qui s’en servent comme argument politique, il y a une entourloupe idéologique : c’est que tous ceux qui chez nous y font référence gomment volontairement le fait que dans les pays scandinaves il y a des taux d’emploi public extrêmement élevés. Bien plus élevé que dans le reste de l’Europe. Le ratio emploi public-emploi privé pour la France en 2015 était de 0,15, il était de 0,5 pour la Norvège, 0,45 pour le Danemark… L’emploi public est un élément très important du modèle scandinave, qui sert aussi de porte de sortie pour les salariés vieillissants. La flexisécurité c’est aussi un fort taux d’emplois publics. Sans ça, cela ne marche pas.

F. B. :

On doit récuser la flexisécurité portée par la Commission européenne. Elle est faite de deux choses antagoniques (pas seulement contradictoires, mais qui s’excluent). En même temps, le débat sur la flexisécurité nordique, qui est plus intéressante, nous ouvre une porte. Poser l’articulation mobilité-souplesse-sécurité, c’est essentiel. Mais cela ne peut se concevoir qu’avec l’idée de sortir d’une régulation de la mobilité par le marché du travail, c’est-à-dire la rentabilité, et le chômage destructeur qui jette les salariés. La flexisécurité peut mettre en cause l’efficacité parce qu’elle précarise la personne du salarié, sous-jacente au travail et au salaire payé, la sécurité et la formation n’étant vus que comme un filet de protection, voire de compensation, alors que cette personne et ses capacités, leur développement, sont en train de devenir l’élément-clé de l’efficacité économique dans la société et la civilisation nouvelle qui se cherchent, civilisation que contrecarrent le capital financier et l’idéologie néolibérale que Macron sert.

EcoPo :

De plus, un tel modèle entre en contradiction avec les politiques d’austérité…

L. M. :

… Oui, de plus en plus, ceux qui prônaient la flexisécurité disent que cela coûte cher…

EcoPo :

On n’a plus le temps, mais il aurait fallu aussi traiter la question de la formation professionnelle et l’OPA qu’ils veulent faire dessus. Mais cela pourrait faire l’objet d’une nouvelle rencontre. Simplement, la formule d’une recherche des convergences d’idées pour des convergences d’action au sein du milieu intellectuel et professionnel venant d’horizons divers semble être une formule intéressante et utile pour croiser plus précisément nos analyses et nos propositions. On l’a fait dans l’histoire du PCF, on a un peu cessé… on peut donc recommencer. Et je pense que cela pourrait être très utile pour armer les combattants politiques et syndicalistes dans la bataille contre les politiques de ce gouvernement. zzz

 

1. L’économie et le manager, La Découverte, 1990.

2. Protection de l’emploi et procédures de licenciement, Paris, Centre d’analyse économique, La Documentation française, 2003.

3. Par exemple il lui faut aider le grand capital à « tenir » les exigences salariales de tous pour tenir celles des plus qualifiés qui, eux, pourraient réclamer beaucoup d’autant qu’ils sont plus difficiles à remplacer. C’est une base de solidarisation objective fondamentale : entre ceux qui n’ont rien et ceux qui ont « un peu plus ». Entre couches populaires, couches moyennes et couches supérieures salariées, ou indépendants exploités.

 

 

Après la manifestation de Calais (23 avril 2001), contre le plan « social » de licenciements à  LU-Danone, les députés communistes obtiennent la création (a) d’un dispositif de « veto suspensif » des licenciements, (b) pour que les salariés, via leur CE, examinent la réalité des difficultés, (c) formulent des contre-propositions autres que la baisse du « coût du travail », et créent la saisine possible d’un médiateur chargé de vérifier la prise en compte ou non des contre-propositions par le patron. Un dispositif très avancé. Il y manquait seulement l’instauration de Fonds spécifiques à l’appui des contre-propositions, ou un droit de saisine des banques. Le dispositif contenait l’idée que pour supprimer des emplois, l’employeur devait faire la preuve qu’il n’y a aucune autre solution possible. « Pour la première fois, dans la législation sociale française, était ainsi reconnue la possibilité pour un organe représentatif des salariés de faire valoir des alternatives aux licenciements pour traiter les difficultés des entreprises. » (1)

Ce dispositif a été arraché dans un rapport de force et une bataille d’idées face au PS de Lionel Jospin, avec l’appui populaire, suite tout particulièrement à une très grande manifestation nationale à Calais à l’appel du PCF, et la traduction politique par les communistes de l’exigence d’empêcher « les licenciements boursiers ». Il s’agissait d’amendements à la « Loi de modernisation sociale » de 2001. Le Medef avait protesté contre « le changement de nature des comités d’entreprise ».

Rappelons que les députés communistes étaient alors au nombre de 37 et que le PS ne disposait pas seul de la majorité à l’Assemblée nationale…

Une des premières mesures de la droite revenue au pouvoir en 2002 fut de faire supprimer ces dispositions, en même temps que la loi de contrôle de l’utilisation des Fonds publics aux entreprises. Auparavant le Conseil constitutionnel les avait mis en cause prétextant d’un principe qui n’est même pas dans la Constitution, « la liberté d’entreprendre ». Lionel Jospin et le PS n’avaient pas protesté. Le Conseil a ainsi au passage installé « la liberté d’entreprendre » comme principe de nature constitutionnelle, en contradiction flagrante avec un principe qui figure lui explicitement dans la Constitution, « la participation des salariés à la gestion, par l’intermédiaire de leurs délégués ». Ce principe figure dans le préambule de la Constitution actuelle, il est issu de la Constitution de 1946, marquée par le compromis entre le PCF et de Gaulle. Il est toujours en vigueur.

 

(1) Y. Dimicoli, in  Economie & Politique n° 578-579, septembre-octobre 2002, p. 14-16.

 

 



 

 

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le 23 August 2017

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