Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Rencontres d’Options : des stratégies syndicales pour « définanciariser l’entreprise »

Quelles stratégies de luttes et d’interventions pour « définanciariser l’entreprise » ? C’était ce dont syndicalistes, économistes, juristes, dirigeants de coopératives ou de PME ont débattu lors des rencontres d’Options organisées le 30 mars par l’Union générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens CGT.

Laurent Cordonnier, de l’université de Lille I, a rappelé que les années 1980 ont marqué un tournant décisif en subordonnant toute la gestion des entreprises à une norme de rentabilité : un euro investi dans une entreprise doit pouvoir s’échanger sur les marchés financiers à plus d’un euro. Cet objectif cardinal est totalement structurant ; il joue en cascade sur les choix des firmes en matière d’investissement et de salaires. Toutes les entreprises sont, à un moment ou un autre, prises dans le jeu de ses logiques et de ses conséquences : sous-traitance, LBO, normes comptables et de rendement. Avec une norme financière qui subordonne la décision d’investir à une exigence de rendement de 15 %, c’est tout un monde qui est menacé de disparition : celui des projets dont le niveau de rendement est évalué entre 2 % et 15 %. Thierry Bodin, délégué syndical central CGT de Sanofi, a pu ainsi dénoncer le langage du directeur général du géant de l’industrie pharmaceutique qui, plutôt que de dire : « Nous devons soigner le cancer », avait préféré cette autre formule : « Nous ne pouvons pas être absents du marché de l’immuno-oncologie. ».

Même les entreprises publiques n’échappent pas au « cancer financier » : à La Poste, l’État possède 73,68 % des actions, la Caisse des dépôts 26,32 %. Autrement dit, la totalité de l’actionnariat est public. Malgré cela, « nous parvenons difficilement, nous aussi, à nous faire entendre », a témoigné Brigitte Jonon, représentante CGT élue des salariés au conseil d’administration.

Bruno Arasa, devenu directeur général de l’imprimerie Hélio Corbeil à l’issue de plusieurs années de lutte pour sauver l’une des plus grosses imprimeries françaises où il était technicien, a fait part de son expérience : éloigner les financiers des conseils d’administration ne suffit pas à asseoir la pérennité d’une société. La définanciarisation ne suffit pas à conjuguer les intérêts des salariés et ceux de l’entreprise. Elle n’indique pas les moyens de protéger les uns et les autres sans rien abandonner des contraintes financières liées au développement d’une société.

Denis Durand, codirecteur d’Économie et politique, a en effet remarqué que s’il faut définanciariser l’entreprise, il n’en faut pas moins… la financer. Contrairement aux marchés financiers, les banques sont des institutions ancrées dans la société, chargées de gérer l’argent de tous les citoyens, et sur lesquelles le mouvement social peut exercer une pression, y compris par l’action syndicale de leurs propres salariés. Réorienter le crédit bancaire est donc la voie stratégique d’une alternative à la dictature des marchés financiers sur lesquels, par construction, aucune autre influence que celle des capitaux à la recherche de rentabilité ne peut s’exercer. Cela passe par des propositions figurant dans les Repères revendicatifs de la CGT, comme la création d’un pôle financier public et de fonds pour le développement solidaire des territoires, et par une nouvelle sélectivité de la politique de la Banque centrale européenne en faveur de l’emploi, de la création de valeur ajoutée et de la préservation de l’environnement.

Or les salariés ont bien la capacité de développer des projets alternatifs à ceux que la recherche de la rentabilité des capitaux inspire aux dirigeants de leur entreprise. Laurent Trombini, coordinateur CGT Thalès, en a témoigné : avec des chercheurs, des universitaires et des salariés, la CGT a développé les arguments qui démontrent que le géant de l’électronique devrait participer à la création d’une filière française de l’imagerie médicale. Ce projet est viable à condition que la société accepte de prendre des risques, de s’exonérer de la pression des actionnaires pour se projeter dans une activité de recherche et développement qui, à moyen ou à long terme, lui assurera un retour sur investissement.

Anne de Haro, déléguée syndicale chez Wolters Kluwer France, conseillère prud’homale, exprime une conviction : si nous voulons avancer, il nous faut être radicaux et transgressifs. Radicaux parce que le syndicalisme doit s’attaquer à la source des problèmes : à la racine des maux qu’il affronte. Transgressifs, parce qu’il lui faut sortir de la sphère où l’on veut trop souvent le cantonner. Pourquoi se limiter à un dialogue social et ne pas établir avec les directions un “dialogue financier” sur l’entreprise ? La fonction des syndicalistes n’est pas de se substituer aux directions pour gérer le personnel et les plans sociaux. Elle est de défendre les salariés. Et pour cela de les aider à comprendre la façon dont les groupes organisent leur insolvabilité, mettent en place les montages les plus scabreux pour échapper à leurs obligations, qu’elles soient fiscales ou salariales. Les directions refusent de nous dévoiler leur stratégie. Décryptons-là pour défendre l’emploi et allons sur le terrain que l’on nous refuse : celui de la gestion financière des entreprises. » Si, dans son entreprise, les représentants du personnel en étaient restés aux seules questions sociales dans lesquelles on veut les cantonner, ils auraient perdu. En s’attaquant aux décisions économiques et financières de l’entreprise et à la manière dont elles avaient été organisées, ils ont démontré aux dirigeants de la multinationale que tout n’est pas permis. “There’s no alternative”, voulait faire croire Margaret Thatcher. Eh bien si, il en existe.

Marie-Claire Cailletaud, membre de la commission exécutive fédérale en charge de l’industrie, appelle à poser la question des enjeux productifs et sociétaux : quelle est la finalité de la production et de la recherche, et comment est-il possible de maîtriser plus démocratiquement ces enjeux ? Elle rappelle les propositions présentées aux Assises de l’industrie organisées par la CGT pour financer un doublement des capacités productives en dix ans et porter les dépenses de recherche et développement à 3 % du PIB.

Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’UGICT, a conclu les débats en soulignant que pour la CGT le coût du capital n’est pas une fatalité. « Nous voulons permettre à chaque salarié de s’impliquer dans cette bataille, dans la maîtrise du contenu, du sens de son travail, des outils numériques et de son temps de travail, d’avancer dans la maîtrise de la stratégie de l’entreprise et des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

Sophie Binet, secrétaire générale adjointe, a présenté le « Manifeste pour définanciariser l’entreprise et restaurer le rôle contributif de l’encadrement » publié par l’UGICT (<http://ugict.cgt.fr/entreprise/>) qui recommande en particulier que les comités d’entreprise puissent disposer de droits décisionnels sur la stratégie d’entreprise, avec un droit suspensif sur les licenciements, permettant à la justice de vérifier la réalité du motif économique et aux salariés de proposer des alternatives. Pour faire baisser le coût du capital qui asphyxie les entreprises, l’UGICT propose de revoir les missions et les moyens de la Banque publique d’investissement pour en faire le cœur d’un pôle financier public, au service de l’économie réelle. Appuyés sur l’action de ce pôle financier public, les moyens de l’intervention publique dans l’économie (réglementation bancaire et financière, bonifications d’intérêts et garanties d’emprunts, nouvelle sélectivité de la politique monétaire) doivent permettre de réorienter les crédits bancaires vers des projets répondant à des critères précis en matière de création d’emplois et de valeur ajoutée, de formation et de recherche, de préservation des ressources naturelles.

 

 

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